Ça le rend heureux de courir aux côtés de ses camarades, le moment lui rappelle des souvenirs de son adolescence, quand leur groupe de chasse devait fuir des colonies d'animaux mécontents d'être leurs sujets d'entraînement. Son clan était loin d'avoir été le seul à profiter des galeries tranquilles de Maji à l'époque... Le sentiment lui accroche un sourire au coin des babines qu'il garde jusqu'à la fin de leur escapade, quand ils déboulent au campement. La crête décorée d'un mélange végétal qu'il essaye de faire tomber d'un ébrouement, Ienzo s'avance plus calmement vers le point d'eau dont il lape la surface pour une gorgée ou deux, car loin d'avoir l'habitude du terrain forestier, la course lui a demandé plus d'efforts qu'il ne l'avait prévu. Dans le même temps, il jette un regard autour de lui et cherche à repérer les présents, espérant qu'ils soient au complet avant l'annonce de leurs découvertes.

Une annonce qu'il préfère laisser aux soins de leur nouvelle guide, Nihahsah. Une fois que le caverneux est désaltéré, il redresse la tête et fait un petit signe du museau à la lionne au pelage marronné, s'asseyant aux abords du point d'eau afin de profiter de la réaction de certains, qu'il espère plus que joyeuse. Après tout, la fin de la forêt et la présence d'une rivière à proximité peut signifier l'abondance de plus grosses proies, la possible trace de troupeaux... Ou des bancs de poissons.

Cette dernière pensée donne envie au natif des cavernes de partir tout de suite, mais il réprime sa soif d'aventures, restant le plus calmement possible à sa place.

Les voilà rentrés. Ils y avaient eu la course folle, la débandade pleine d’un espoir : bouger, enfin. Partir. Reprendre la route pour découvrir d’autres horizons. Si ce mode de vie comportait des risques non-négligeables, la Nihah ne pouvait s’empêcher d’y découvrir mille bonheurs aussi. À commencer par l’absence de routine ficelée, de murs dressés qui pourraient les empêcher de s’épanouir. Ils se déplaçaient comme le pollen d’une fleur, se promenant pour semer les graines du souvenir ça-et-là.
Elle se sentait libre, la Nihah. Pour la première fois de sa vie. Aussi ses lèvres s’étaient-elles parées d’un sourire ivre — les yeux mi-clos — alors qu’ils couraient dans le bois jusqu’à Kambi.

Il demeura accroché à son visage lorsqu’ils entrèrent dans leur clairière attitrée. Elle observa les environs. Les silhouettes familières entrèrent une à une dans son champ de vision, faisant s’épanouir une chaleur douceâtre dans son bide. Au moins, il n'y avait pas besoin de pousser le rugissement ridicule auquel Mu'Awiya s'adonnait avec plaisir — si possible en montant sur un promontoire — ; d'ailleurs, la Nihah s'était appliquée à ne jamais utiliser ce cri de ralliement, de peur de signaler leurs positions à des ennemis voisins. Elle se rapprocha d’un pas presque dansant, laissant Ienzo la précéder. Il s’agissait de sa découverte, après tout. Elle s’asseya au bord de la mare d’eau claire, ramenant sa queue sur ses pattes en contenant avec peine les mouvements erratiques de celle-ci. Elle avait très envie de trépigner. Ils avançaient peu à peu vers le prochain départ ; la Nihah n’avait qu’une hâte : plier bagage loin de la forêt. Cela étant, si ses camarades décidaient de s’enfoncer plus loin dans le bois… Eh ben, il faudrait faire avec.

— Vous êtes tous là ? La chasse a été bonne ? (Elle se rappelait qu’ils avaient prévu d’accompagner Theluji à cet effet, en tout cas.) Ienzo a pu monter haut dans la cime des arbres, plus loin dans la forêt.

Elle accorda un regard au concerné. Il savait mieux qu’elle ce qu’il avait vu. Il serait sûrement plus intéressant pour leurs congénères qu’il parle... Néanmoins, il l'aurait fait s'il en avait eu envie, non ? Ils avaient tous le droit de parler à Kambi, il n'y avait pas de raison pour ce soit elle qui annonce les réussites des autres. Elle chercha donc son approbation d'une œillade incertaine. Elle ne voulait pas se tromper dans les mots. Elle s'appliqua, par conséquent, à réutiliser ceux employés par le mâle dans la partie dense du bois.

— Il a trouvé plusieurs choses qui pourraient nous intéresser mais plus particulièrement un… “immense rocher” sur lequel nous pourrions monter pour avoir une vue plus large de la zone. On se disait que ce serait mieux d’y aller tous ensemble. Vous voulez ?

Elle laissa traîner sur eux des prunelles chargées d’espoir. Elle préférait qu’ils disent oui, ce serait-ce que pour leur avoir évité un retour express pour rien. Elle attendit donc patiemment les réactions de chacun.

S'il n'hésitait pas à s'éloigner parfois du campement, même en solitaire, Thulrur faisait toujours en sorte de le garder comme point de gravité. Il ne partait jamais trop loin, de façon à rester à portée de voix – ou à portée d'instinct car, cette fois-là, il n'y eut aucun appel pour les rameuter. Et il n'y en avait pas besoin : l'excitation des trois explorateurs parcourait la forêt aussi sûrement que leurs pattes les portaient. Les arbres, les herbes, le vent et même les rochers qui s'éparpillaient çà et là – tout semblait frémir d'une anticipation presque palpable. Alors, Thulrur écouta ces signes et revint à Kambi d'un trot pressé; juste à temps pour voir Ienzo, Nihahsah et Cerys débarquer au pas de course.

Les oreilles tournées vers eux, les muscles tendus, il attendait nerveusement – une nervosité cachée, comme toujours, derrière une posture stoïque et immobile. Mais Ienzo faisait durer le suspens (avait-il vraiment si soif que ça ?) et Nihahsah prit le temps de choisir ses mots avant de s'exprimer.

— Un rocher ? souleva Thulrur d'un ton dubitatif, en oubliant carrément la question qu'avait posée la lionne (il y avait plus urgent !). Un rocher, comme celui qui composait sa tour de guet improvisée ? Ienzo avait-il trouvé une plus grande tour ? Assez haute pour offrir une meilleure vue ? Il n'arrivait pas du tout à se l'imaginer avec ces quelques mots. Un grand rocher, c'était bien, mais ça ne lui semblait pas valoir tant d'excitation.

— ... Tu es monté dans un arbre ? Il pencha la tête sur le côté et, les sourcils froncés dans son incompréhension évidente, tourna les yeux vers Ienzo. Qu'est-ce qui lui avait donné cette idée saugrenue ?

Sa queue se traîne nerveusement de gauche à droite, balayant le sol derrière ses flancs. Ienzo comprend à l'incertitude de Nihahsah que ce n'est pas le bon choix à faire, que sa volonté à prendre une position d'observateur la met dans une situation délicate. Elle n'a pas tort de croire qu'il devrait être celui qui annonce les découvertes puisque c'est lui qui les a faite, mais sa nature (trop) discrète rend ces prises de parole inconfortables et il les évite dès que possible, sauf si elles lui permettent de mettre ses compagnons à l'abri d'un quelconque blâme. Parlementer avec les dieux est le parfait exemple de l'une de ces exceptions.

Les oreilles d'Ienzo se baissent alors qu'il tourne la tête vers Thulrur dont l'air dubitatif est loin de la réaction qu'il s'était imaginé. Son malaise lui compresse la poitrine et finalement, il profite d'avoir toute son attention pour lui répondre, après un petit raclement de gorge et un nouveau redressement de ses oreilles. Je me disais qu'avoir une vue d'ensemble du territoire serait un bon départ. Nihahsah a trouvé un arbre couché, ça m'a permis de grimper jusqu'à la canopée. Il glisse une œillade reconnaissante à leur guide. Rocher n'est peut-être pas le bon mot... Mais j'ai peur d'exagérer en le désignant comme montagne. Et vous décevoir. C'est une colonie rocheuse qui s'élève bien plus haut que la canopée de la forêt. J'ai l'impression d'avoir reconnu de la neige à ses sommets. L'ombre d'un sourire au coin des babines, il tourne la tête dans la direction de Theluji, cette fois. Sans leur discussion, il n'aurait certainement pas remarqué ce détail.

J'ai aussi aperçu la fin de la forêt et une large rivière qui en sort. À ces derniers mots, il se relève instinctivement bien que calmement, le plumeau de sa queue se balançant sous une excitation contenue. Il espère que sa description les enthousiasme un peu plus, désireux de rattraper son erreur et sortir sa camarade de la situation dans laquelle il l'avait mise.

Allongé négligemment sur le flanc, Theluji était en train de terminer son repas, fruit de sa chasse récente avec Thulrur et Nguvu. Ce n'était qu'un simple lièvre mais c'était déjà ça ! Les deux autres avaient, lui semblait-il, déjà dévoré leur pitance. Tout en dévorant minutieusement les chairs du petit animal, le jeune était en train de se dire que cet endroit, tout agréable qu'il fut, devrait bientôt être quitté. En effet, les proies étaient trop petites pour leur troupe, sans compter que, dans quelques mois, il y aurait deux gueules d'adultes supplémentaires à nourrir, ce qui n'était pas rien. Il leur fallait donc trouver un nouvel endroit plus abondant en proies. Sans compter que le spectre de Mu'Awiya planait toujours. Dire qu'il avait peur de ce tyran stupide était exagéré mais il préférait mettre autant de distance que possible entre eux deux. Vu son tempérament de feu assez merdique, le jeune se doutait que, s'il leur tombait dessus, ça ne serait assurément pas pour leur faire des câlins mais bien plus, la peau.
Terminant son repas pensivement, se demandant comment il pourrait bien apporter aux oreilles des autres son avis, ce fut à ce moment là que revinrent Ienzo, Cerys et Nihahasah.
Sans trop de surprise, ce fut cette dernière qui prit la parole en premier. Sans se faire prier, le jeune lion clair lui répondit joyeusement tout en désignant la carcasse impeccable de son repas.

- Oui ! On a trouvé que des lapins par contre mais c'était amplement suffisant !

Dans ces moments là, il remerciait sa constitution qui faisait qu'il n'avait naturellement un petit appétit. Se rationner ou manger peu n'était donc pas trop éprouvant pour lui. Interpellé par la mention du rocher par la lionne, le jeune ne reprit pas la parole, préférant écouter la suite des choses.
Roulant sur le côté, se mettant dos à la petite pierre qui lui servait de matelas improvisé, le Shehe se mit sur le dos, se tortillant comme un vers pour se gratter entre les omoplates de façon nonchalante. Malgré les apparences, il restait cependant tout à fait à l'écoute des échanges qui avaient lieu. Écoutant attentivement aussi bien la femelle que le mâle à la crinière courte, l'adolescent roula sur le sol lorsqu'il eut finit, uniquement pour croiser le regard d'Ienzo qui mentionnait alors la neige.

Le cœur de Theluji fit un petit bond dans sa poitrine.
De la neige ? Vraiment ?
Ça faisait si longtemps qu'il n'en avait plus vu qu'il s'était fait une raison à l'idée de ne plus en voir avant son retour. Mais, force était de constater que ça lui manquait. Ça, et le froid. Certes, les températures ici étaient plus faciles à supporter que dans ses montagnes glaciales natales mais il ne pouvait s'empêcher de trouver que, quelque part, c'était trop beau et qu'en plus, ce temps clément le ramollissait un peu. Alors, avoir l'opportunité de revoir de la neige si rapidement, c'était une occasion si parfaite, si désirable !
Envahit d'un sentiment de nostalgie et d'excitation mêlées, il était aisé de se douter ce qu'avait le jeune derrière la tête. Il trépignait intérieurement d'impatience, il voulait voir ce "rocher" de lui-même. Et peut-être, avec un peu de chance, sa neige.

Se relevant en ébouriffant son poils, il ne se rendit pas vraiment compte que sa crinière s'était gorgée d’électricité statique suite à son frottement, lui donnant ainsi une sorte de drôle de coupe afro. Allure qui contrastait assez avec le sérieux dont il prit la parole, tentant de masquer son excitation.

- Ça serait une bonne idée d'y aller tous ensembles. On pourra ainsi voir plus facilement où aller et, éventuellement, où trouver du gibier plus important que ça fit-il tout en désignant les restes de son lapin.
- Car il va bien falloir que l'on parte d'ici, on ne peut pas continuer à rester dans un endroit avec des proies si petites. Et, si jamais on était amené à voir la taille de notre groupe s'accroitre, on finira vite à l'étroit...

Son but n'était pas de sous-entendre quoique ce soit d'un point de vue maternel ou paternel. Le jeune pensait alors plutôt qu'il n'était pas impossible que des lions d'autres horizons puissent les rejoindre, tout comme eux l'avaient fait avec les M'safara.
Et puis, honnêtement, il n'était pas du genre à rester longtemps au moment endroit. Même s'il aimait bien ce lieu, il lui démangeait les patounes de reprendre le chemin du voyage. Mais ça, il le garda pour lui.

Le temps qu'Ienzo s'explique, Thulrur traîna la patte jusqu'à un petit tas de proies – quelques lièvres que leur groupe avait ramenés de leur partie de chasse. Il écoutait toujours attentivement son ami, mais il n'avait pas oublié leur avoir promis de leur chasser de quoi se remplir le ventre à leur retour. Il se pencha, préleva le premier lièvre, et se figea d'un coup en entendant le mot montagne. Il tourna lentement la tête vers Ienzo, son regard de flamme semblant prêt à y brûler un trou tant il le fixait intensément. Il attendit la suite, fébrile, et les doux mots de colonie rocheuse vinrent chatouiller ses oreilles. Ce n'était donc pas un bête rocher ! C'était beaucoup plus massif que ça ! Là, il comprenait l'excitation du trio !

Theluji s'était d'ailleurs lui-même redressé, également contaminé par l'anticipation électrique qui allait de lion en lion... littéralement, en fait, au vu de sa crinière défrisée. Tout sourire – même si ça ne se voyait pas, étant donné qu'il avait un lièvre entre les crocs –, Thulrur s'approcha des explorateurs pour leur apporter leur repas. Ils avaient sûrement besoin de se reposer un peu, au moins quelques minutes, et de manger un bout avant de repartir; surtout si c'était pour aller crapahuter sur une colonie rocheuse !
Il s'avança donc vers Nihahsah – la plus proche de lui – et planta, presque par inadvertance, son regard dans le sien... « ... voir la taille de notre groupe s’accroître... » Au lieu de lâcher la nourriture, les mâchoires de Thulrur se crispèrent autour du pauvre rongeur. Il resta immobile; une, deux, trois longues secondes, puis lâcha la proie aux pattes de la lionne. Il coula un regard vers Theluji, n'y vit que l'innocence de la jeunesse, et décida donc qu'il ne l'avait pas fait exprès pour se moquer de lui. Alors, il retourna chercher les autres proies en faisant toujours aussi bien mine de rien.

— Une colonie rocheuse plus haute que la canopée... répéta Thulrur, pensif. Tu crois vraiment qu'on puisse l'escalader ? demanda-t-il à Ienzo, l'air un peu inquiet. Nihahsah avait bien parlé de monter dessus, mais il imaginait que cette colonie rocheuse devait ressembler à celles qu'il avait connues aux alentours de sa Montagne; et il n'avait connu que des à-pics et des falaises. Rien d'escaladable, même pour les Zigil. Seuls les bouquetins parvenaient à gravir ces sommets-là – et c'était justement là qu'ils nichaient, à l'abri de leurs prédateurs à crinière.

Il préleva un lapin du petit tas, l'amena à Cerys.
— Enfin, même si on ne peut pas y monter, on pourrait peut-être y trouver des chèvres. Son visage s'éclaira et son cœur se mit à battre plus vite; même si ces chèvres leur restaient inaccessibles, retrouver un tableau de son enfance ne pouvait que lui faire du bien au moral. Et le moral, c'était aussi important à préserver que l'état physique !

Il alla chercher le dernier lapin et alla le déposer devant Ienzo.
— Une rivière, c'est notre salut ! Plus Thulrur parlait et plus il était de bonne humeur. Une rivière leur garantirait de l'eau, et c'était déjà un énorme poids qu'ils n'avaient plus à supporter ! L'angoisse de devoir trouver de l'eau à chaque étape lui semblait déjà être du passé; il leur suffirait de suivre le chemin de la rivière et tout irait bien ! Et tu dis que la forêt se termine ? Il tourna la tête dans la direction où les arbres s'espaçaient de plus en plus. Ils s'en étaient tous doutés, mais en avoir la confirmation de la part d'Ienzo était d'autant plus rassurant, même si Thulrur n'était absolument pas fan des plaines découvertes. Décidément, ce n'était là que de bonnes nouvelles !

Les babines du caverneux se fendent d'un sourire lorsqu'il croise le regard brûlant du montagnard, heureux de lui permettre de retrouver un semblant de ses terres natales. Depuis le temps, il a réalisé que les douloureux souvenirs de son exil n'ont pas réussi à ne serait-ce que ternir l'amour du lion pour les montagnes, l'une des raisons pour laquelle il a souhaité que ce soit tout le groupe qui voyage jusqu'au massif rocheux. Et une autre de ces raisons, dans le même temps, se redresse pour laisser l'occasion à tous de remarquer sa nouvelle coupe de crinière, Ienzo laissant échapper un soupir nasal pour témoigner de son amusement.

D'un hochement de tête, il approuve les paroles de Theluji même s'il doute que leur groupe rencontre d'autres lions aussi tôt... Quoique. Les forestiers ont bien parlé de plusieurs clans. Se faisant la guerre, certes, mais de plusieurs clans. La voix de Thulrur finit par le sortir de ses réflexions, faisant redresser ses oreilles. C'est vrai que le côté que j'ai vu me paraît très abrupte... Mais ils ne le sont peut-être pas tous. Ça serait une telle déception si c'était réellement le cas, une telle vue du territoire les aiderait beaucoup...

Des chèvres ? Ienzo hausse un sourcil de curiosité, mais la question restera informulée. À la place, il accueille Thulrur et le dernier lapin avec un sourire reconnaissant. Merci. D'une patte, il récupère son repas tout en prêtant une oreille attentive au grand lion, hochant vivement la tête lorsqu'il parle de la rivière comme d'un salut. S'ils la trouvent, non seulement ils auront eau et possiblement nourriture, mais ils éviteront aussi de s'égarer plus loin dans la forêt. Il a si hâte de la trouver et la voir de près. Oui... Je me demande ce que la suite nous réserve. Des plaines, ou quelque chose d'autre ? Qu'est-ce que ce monde pouvait encore lui réserver comme paysage ? Il en trépignerait presque d'impatience.

Mais pour le moment, le caverneux se couche près du montagnard et entame son repas, savourant la prise de leurs chasseurs. Il a déjà pris quelques bouchées quand une bribe de conversation lui revient, léchant ses babines pour les débarrasser du sang avant de lever la tête vers son acolyte, reprenant sur un ton plus bas, plus doux. Nous avons reparlé du Titan en chemin. Cerys a proposé de les remercier... À nouveau ? Et peut-être, tenter d'apprendre comment ils ont soigné Theluji. C'est surtout sur cette dernière partie qu'il questionne Thulrur, curieux de savoir s'il voit aussi l'utilité qu'un tel savoir peut apporter à leur clan ou si, comme lui, il trouve l'idée trop difficile, trop risquée. Surtout que maintenant, ils savent qu'ils ne resteront pas longtemps ici.

— Un rocher ? Elle se força à garder un semblant de contenance, la Nihah. Elle préserva l’ombre d’un sourire sur les lèvres — quoi qu’il devait paraître un peu vide, un peu pâle — pour ne pas gêner ses camarades. Son message n’était pas passé. Elle ne s’attendait pas réellement à être aussi affectée par la suspicion de ses congénères. Elle n’avait jamais été particulièrement sensible au regard des autres, à l’époque du Paradis. Elle y était alors une chasseresse douée, reconnue par ses pairs dans son domaine. Pourtant… la Nihah “cheffe” sembla recevoir la défiance de Thulrur comme un coup de poignard dans le bide. Un ventre qui se creusa, d’ailleurs, puis se serra sous les caresses d’un boa invisible.
Elle baissa les yeux vers le sol, incapable de les regarder une seconde de plus. Elle avait l’impression d’avoir failli, d’avoir échoué. Elle était censée les guider mais n’arrivait même pas à fédérer par la parole ; il lui sembla plus indispensable que jamais qu’ils revoient leurs positions à son égard. À l’évidence, ils s’étaient trompés en la considérant plus à même de les unir sous un même nom. Ils avaient besoin d’un vrai chef.

Elle s’emmura dans le silence alors qu’Ienzo se débarrassait du sien. Il expliqua mieux que la lionne ne l’avait fait, s’arrêta sur les détails cruciaux. Si la Nihah avait levé les billes une seconde, elle aurait sûrement aperçu le regard reconnaissant qu’il lui avait lancé ; sauf que la Nihah ne voulait pas croiser une seule paire de prunelles. Elle ne voulait pas y lire la confirmation de ses propres pensées. Ce serait trop pénible.
Les échanges se succédèrent. La voix de Theluji s’éleva, ce qui l’encouragea à poser les yeux sur l’adolescent. Elle écarquilla les yeux, pencha la tête sur le côté en observant le motif saugrenu de la crinière blême. Elle se mordit méchamment la joue pour ne pas exploser de rire. Son rythme cardiaque s’accéléra, le nœud dans sa gorge se résorba doucement. Il babilla jusqu’à lui arracher un sourire doux. Elle l’avait toujours sur les babines lorsque son regard croisa celui de Thulrur qui avait marqué une pause. Il avait un lapin entre les crocs. Elle sentit la pression dans sa cage thoracique se reformer. Hésitait-il à lui donner sa proie ? Pourquoi ? Elle n’arrivait pas à lire ce qu’il y avait dans ses orbes sombres. Merci…
Elle profita de l’excuse fournie par la viande fraîche pour ne plus dévisager les autres. Elle avait mal au ventre, pas l’envie de se nourrir pour un sou. En fait, la Nihah se pensait capable de vomir si quelque chose venait couler dans son gosier.

Au final, n’arrivant plus à rester en place, la lionne se rapprocha de l’adolescent décoiffé. Elle emmena bien sûr sa proie, ne serait-ce que par égard pour la personne qui l’avait chassée, la déposa à ses pattes, puis se concentra sur la crinière indisciplinée. Elle chercha à la domestiquer doucement en passant sa patte sur les côtés pour faire redescendre les poils. Elle prêtait l’oreille aux conversations sans chercher à s’y joindre. Au bout d’une minute ou deux, la Nihah se rasseya, impuissante. Elle posa des yeux circonspects sur le jeune mâle, avant de murmurer avec un sourire indulgent : Je ne suis pas sûre que tu impressionnes qui que ce soit avec une coupe pareille.

La discussion sembla se calmer; les explorateurs commençaient à profiter d'un repos bien mérité. Sous l’œil curieux de Thulrur, Nihahsah alla s'occuper de Theluji – elle avait décidément une fibre maternelle bien marquée – et Ienzo se coucha près de lui pour savourer son repas. Cerys et Nguvu étaient non loin et Thulrur s'assit près de son ami, observant ce tableau avec un sourire apaisé. Ces nouvelles le rassuraient : même si elles ne garantissaient pas de leur sécurité, elles leur donnaient une direction à suivre, une lueur d'espoir. Les Uamuzi pouvaient continuer leur périple, et ils semblaient décidément bien se rapprocher d'une terre d'accueil. Ou peut-être se laissaient-il trop vite emporter par leur optimisme, aussi.

Il tendit l'oreille aux paroles d'Ienzo, puis tourna son regard vers lui.
— Mmh... prit-il le temps de réfléchir. Remercier l'entité qui les avait aidés semblait être une excellente idée, mais Thulrur avait peur de faire pire que mieux. Ils connaissaient si peu les coutumes d'ici que le montagneux craignait qu'une tentative de remerciement puisse être prise comme une déclaration de guerre. Retourner là où ils avaient rencontré le Cornu pour le remercier de vive voix et lui présenter Theluji ? Et s'il prenait ça comme une incursion dans son territoire et, cette fois, décidait de ne pas être aussi clément ? Après tout, il n'avait pas accueilli Ienzo, Jiwa et Thulrur avec énormément d'hospitalité... Aux yeux de Thulrur, il lui avait même semblé plutôt mécontent de trouver les lions en ses terres. Y retourner lui semblait donc particulièrement risqué.
Lui laisser des offrandes, alors ? Oui, mais de quel genre ? Les Rebelles ne savaient même pas de quelle espèce – si tant était qu'il ait une espèce, car Thulrur restait persuadé qu'il s'agissait d'une entité à moitié spirituelle – il était; et lui abandonner des proies mortes dans leur sillage risquait également d'être pris comme une menace.

— Je ne suis pas sûr de comment on pourrait s'y prendre... articula-t-il lentement et à regret. Il ne voulait pas invalider les tentatives de Cerys, mais il ne voyait vraiment pas comment faire. Quant à ce qui a sauvé Theluji... Est-ce seulement un savoir que l'on peut apprendre ? Une fois encore, il était trop persuadé qu'il s'agissait d'une entité divine pour envisager que de simples lions puissent toucher ce savoir-faire du bout de la patte. Peut-être l'entité avait-elle pratiqué son savoir depuis des années, voire même des générations avant d'y parvenir ! Des nomades comme eux avaient-ils le temps de s'arrêter pour ça ? Était-ce une priorité dans leur survie ? Thulrur ne voulait qu'une chose : trouver un territoire stable où s'établir. C'était ce qui lui semblait le plus important; et ensuite, peut-être, envoyer des émissaires dans la forêt pour invoquer ses déités et implorer leur enseignement.

Il offrit à Ienzo une expression qui témoignait de ses doutes; les lèvres pincées et le regard hésitant. Il détestait être le rabat-joie de service, et il ne voulait surtout pas décimer les espoirs de ses camarades... Mais il semblait bien être le membre le plus pragmatique du groupe. Sans doute le rôle de méchant lui revenait-il naturellement.

Au temps de réflexion de son ami, Ienzo devine que lui aussi doit mettre en perspective les nombreuses difficultés qui accompagnent l'idée de Cerys. Pourtant, ce n'est pas l'envie qui doivent leur manquer de remercier - dans son cas, de revoir également les mystérieux habitants de la forêt, mais la meilleure solution à ses yeux restant de faire des offrandes, malheureusement, ils se retrouvent dans une impasse comme les Uamuzi n'ont rien de précieux à offrir, ou même quelque chose à offrir tout court. Peut-être qu'ils font mieux d'attendre pour trouver une terre où ils pourront s'installer définitivement avant de penser au reste.

Le pragmatisme de Thulrur déteint-il sur lui ? Bonne question.
Par ailleurs, ce dernier soulève une question intéressante, faisant pauser un instant le caverneux dans son repas. Si ça peut s'apprendre ? La mixture lui semblant être un mélange végétal, quelque chose de matériel, il répondrait que oui, mais un détail doit lui échapper si le montagnard pose la question. Celui du temps, sûrement. Lui-même n'a pas appris à nager en une journée, alors reconnaître les bienfaits des plantes... En relevant son museau, il essaye de l'interroger du regard, penchant la tête sur le côté à la découverte de son air penaud. Je lui avais proposé de leur faire une offrande, seulement... Nous n'avons rien à offrir, pour le coup. Qu'il reprend, doucement. Pourquoi penses-tu que nous ne pourrions pas l'apprendre ?

Un lièvre demeurant un repas vite expédié bien que satisfaisant après leur escapade, il délaisse la carcasse vidée sur le côté pour se concentrer sur son interlocuteur, se pourléchant les babines pour les nettoyer une dernière fois tout en tournant une oreille distraite vers Nihahsah et Theluji. Lui, ça l'impressionne. Un peu.
Ce n'est pas avec sa crête qu'il pourrait faire ça.

Ienzo n'avait pas tort : une offrande était une bonne idée, mais ils étaient assez mal placés pour pouvoir donner quoi que ce soit. Et, encore une fois, rien ne garantissait qu'offrir de la viande soit une bonne idée... Mais la question qui suivit laissa Thulrur pantois : pourquoi Ienzo pensait-il qu'ils pouvaient l'apprendre ?

— Eh bien... tu les as vus, comme moi ! Ou plutôt, il ne les avait pas vus, et c'était justement ce qui poussait l'imagination du marron. Ils n'avaient pu qu'entrapercevoir des formes vagues dans une épaisse brume mystique; des silhouettes tantôt énormes tantôt minuscules qui faisaient se mouvoir toute la végétation. Des pics émergeant de corps presque invisibles, maîtres d'un savoir énigmatique et efficace. Comment un lion pourrait-il prétendre approcher la connaissance de telles entités ? Non, Thulrur ne s'y voyait vraiment pas.

— Je ne sais pas pour vous, admit-il finalement en y réfléchissant un peu, mais moi, je ne suis qu'un lion de la Montagne. Je sais que je n'ai pas ce qu'il faut pour apprendre un savoir pareil. Mais si vous souhaitez essayer... Je vous attendrai. Autrefois, il avait dit à Ienzo qu'il n'attendrait personne. Qu'il partirait, seul s'il le fallait, pour se battre pour sa propre survie. Alors, l'entendre parler d'attendre les autres dans un endroit où il jugeait pourtant ne pas avoir sa place n'était pas anodin...

Nihahsah lança un dernier regard à Theluji, puis s’accorda sur le fait qu’il était l’heure de se nourrir. Si son bide se tortillait encore douloureusement, il commençait aussi à gargouiller. Elle avait fourni un effort — minime, oui, mais un effort quand même — lors de l’expédition. Son corps ne lui en serait pas reconnaissant si la lionne le négligeait.
Elle s’allongea donc près du garçon dans la position du sphinx, s’arma de ses crocs, et dépeça soigneusement l’animal offert par Thulrur. Elle goûta la chair douce. La saveur riche du sang un peu gâté par la coagulation était réconfortante ; si bien que la sensation de nausée s’évapora rapidement. Elle put savourer pleinement son repas en prêtant une oreille aux échanges des lions mâles.

Elle était assez d’accord avec Ienzo : il devait y avoir un moyen d’apprendre d’Eux, même si l’idée de se rapprocher des drôles entités ne lui disait rien qui vaille. Cela étant, s’en faire des “amis” ou des alliés ne pouvait qu’être bénéfique pour Uamuzi. Spécialement si un combat devait éclater un jour. Ils seraient en mesure de prendre en charge leurs blessés le plus efficacement possible. Ils n’étaient pas assez nombreux pour avoir le luxe de perdre des Rebelles. Elle réfléchit longuement à une solution. Le scepticisme de Thulrur ne faisait qu’exacerber son sentiment de peur face aux choses si peu connues ; Nihahsah n’avait jamais aimé ni l’improvisation, ni les Étrangers. Néanmoins, une idée pointa le bout de son nez alors que ses pensées remontaient le fil de sa vie jusqu’à son enfance. Elle planta sur ses congénères un regard vague. Ses babines étaient encore rougies par le sang du lapin.

- Les mères-chasseresses faisaient des choses avec les os des proies, au Yetupeponi. Elles les nettoyaient jusqu’à ce qu’ils deviennent d’un blanc presque brillant. Je crois que certaines les coinçaient même dans le courant pour qu’ils soient polis. C’était aussi pour les vider, aussi, je pense ? Elle fronça les sourcils en redevenant silencieuse pendant quelques minutes. On les donnait aux enfants. Ça produisait parfois de jolis sons quand on soufflait dedans. Cela dit, il fallait s’entraîner un moment pour réussir à en sortir plusieurs différents à la suite. Certains jeunes arrivaient à jouer de belles mélodies avec. On pourrait peut-être s’inspirer de l’idée pour produire des objets moins… eh ben… rudimentaires que de simples proies ? On ne sait même pas ce qu’ils aiment manger. Sinon, je pourrais essayer de refaire l’un de ces os-chanteurs. Peut-être que si j’apprenais à m’en servir… Enfin, vous voyez. Je pourrais leur jouer quelque chose. Elle haussa les épaules. Elle n’avait aucune certitude quant à ses capacités. La tradition voulait que seules les mères puissent offrir ces jouets à leur progéniture ; la sienne ne s’étant pas occupée d’elle, Nihahsah n’avait jamais reçu d’os-chanteur. Une amie lui avait cependant prêté le sien, de temps à autre. Par pitié. Sa grand-mère aurait sûrement pu lui en fabriquer une mais n’avait pas trouvé d’intérêt à ces jeux naïfs.

Il hausse les sourcils à l'attention de Thulrur. Voir est un bien grand mot, s'il n'a pas manqué de remarquer la silhouette géante de leur chef, le reste n'a été que des paires de cornes apparaissant et disparaissant dans la brume, l'impression de reconnaître quelques silhouettes félines et c'est tout. Il est vrai qu'ils paraissent inatteignables comme ça, mais peut-être que l'aisance du caverneux à rester sceptique vient autant de l'absence de croyances chez les Ajinn qu'avoir l'habitude du mysticisme de la mer, abritant des phénomènes qu'ils ne peuvent toujours pas expliquer, même aujourd'hui, mais qu'ils savent parfaitement réels, tangibles. Toutefois, que son ami ne croit pas avoir ce qu'il faut pour apprendre ce savoir fait déjà plus réfléchir Ienzo. Il n'a pas tort de penser que c'est peut-être une particularité propre aux forestiers... Mais avant qu'il ne puisse se pencher davantage sur la question, des mots retiennent son attention.

Je vous attendrai.
Ienzo marque une pause, les oreilles redressées au possible, puis il relève doucement la tête et repose un regard doux sur Thulrur, un sourire à la fois heureux et attendri fendant petit à petit ses babines. Sa tête vient délicatement cogner contre l'épaule du montagnard en même temps qu'un léger ronron naît dans sa poitrine, restant appuyé contre lui jusqu'à entendre la voix de Nihahsah, le faisant lentement se redresser pour lui donner toute son attention. Des os chanteurs... Quelle belle tradition. Ça lui rappelle les coquillages creux qui, lorsqu'on les pose contre son oreille, laissent entendre le bruit des vagues.

C'est déjà une meilleure idée qu'une proie... Qu'il reprend après le haussement d'épaules de la lionne. Il reste à savoir s'ils ont l'oreille musicale. En observant de loin les différents profils qui composaient auparavant la caravane Msafara, il sait déjà que certains lions trouveraient futile des choses comme le chant et la musique... Mais ils peuvent toujours essayer. Maintenant, ils ne leur restent plus qu'à trouver un os assez solide pour ne pas se briser sous le courant et la rivière qu'il avait aperçue plus tôt.