Impuku se considérait très proche de sa famille. Elle n'était pas très nombreuse, mais s'étendait dans diverses branches et même ces membres plutôt éloignés de son noyau familial lui semblaient très importants. Elle ne savait pas, la petite Souris, qu'elle se berçait d'illusions. Si elle connaissait si peu tante Lindiwe, c'était sans doute parce qu'elle était très occupée, ou trop fatiguée pour se mêler à l'énergie de la jeunesse ! Pas parce que ne lui trouvait aucun intérêt !

Alors, toute pleine d'espoir et de bons sentiments, elle alla à l'encontre de sa tante d'un trot guilleret. La vieille lionne errait parmi les arbres du bosquet et la jeunette était venue lui offrir un présent. Un petit en-cas comme excuse pour justifier sa présence et, peut-être, réussir à démarrer une conversation ?

— Tante Lindiwe ! l'interpella-t-elle d'un ton joyeux, élevant – pour une très rare fois ! – sa voix légère. Elle trottina prestement jusqu'à son aînée et déposa tout près d'elle le lapereau qu'elle avait trimbalé jusque-là. Je t'ai amené quelque chose ! Comment vas-tu ? Et elle leva son sourire plein d'espoir vers elle.

Lindiwe errait seule entre les arbres et les bosquets de la zone, dérivant dans ses pensées sans vraiment faire attention à la réalité qui l’entourait. Ses pattes avançaient toutes seules, connaissant par cœur ce territoire qui l’avait vu naître et combattre.

La grand-mère ne fut pas vraiment ravie en entendant une voix la sortir de sa rêverie. Elle fut encore plus désagréablement surprise en constatent que cette dite voix provenait de sa chère et tendre nièce… Cette lionne bien trop discrète à son goût. S’il s’agissait de sa fille, elle lui aurait déjà mis un coup aux fesses pour la réveiller un peu. Sa fille… Et voilà, mauvais souvenir, le retour.

Lindiwe regarda la petite Khomba s’approcher d’elle, un lapereau dans la gueule. Alors, ce présent était pour elle… Quelle charmante attention…

Je sais encore me nourrir seule, merci. dit-elle en accueillant froidement le sourire de sa nièce.

La féline repoussa son “cadeau” vers l’expéditrice, d’une patte. La lionne n’avait pas le sentiment d’être dure avec elle, c’était réellement une insulte à ses yeux. Elle n’était pas encore vieille et pouilleuse, elle n’avait pas besoin qu’on lui donne à becter comme un lionceau ou un vieillard !

Et je m’ennuie, il n’a rien d’intéressant à faire pour le moment, tu ne trouves pas ? demanda-t-elle en s’asseyant devant Impuku, faisant se balader ses yeux autour d’elles.

Le cadeau fut rejeté; et Impuku ne put cacher sa mine déçue et déconfite. Certes, ce n'était pas la première fois qu'elle commettait cette erreur et que sa tante refusait ses présents, mais elle avait espéré, contre toute raison, que cette fois-ci serait la bonne. Elle essaya tout de même de récupérer un peu de bonne humeur, en se disant qu'au pire, le lapereau n'était pas perdu : elle pourrait l'offrir à Themba ! Lui, il allait l'accepter, c'était sûr !

D'ailleurs, Tante Lindiwe s'était assise en face d'elle, comme si elle désirait discuter. Ravie de savoir qu'elle n'était pas malvenue, la Souris afficha à nouveau un large sourire et s'assit prestement devant son aînée.
— Oh, moi je trouve qu'il y a plein de choses à faire ! s'enthousiasma-t-elle avec, sans doute, un peu trop d'énergie. Mais était-ce de bon ton de révéler qu'elle adorait fouiner un peu partout et mettre son nez là où il ne fallait pas ? Qu'il y avait toujours des murmures à écouter, des secrets à découvrir ? Non, assurément, elle ne pouvait pas crier sur tous les toits ses passions secrètes. Alors, toujours aussi discrète, Impuku continua d'un ton plaisant : Mais c'est peut-être parce que je suis si jeune. Je dois encore parfaire mes techniques de chasse et tout ça. Toi, tu n'as plus rien à apprendre. Elle ne cherchait pas vraiment à flatter sa tante, mais le compliment était pourtant bien là.

— C'est vrai ça; qu'est-ce qu'on fait, une fois qu'on a tout appris ? Et elle pencha légèrement la tête sur le côté, sincère dans sa question.

Lindiwe désirait certes que sa nièce se crée une bonne place dans le clan, affichant ses idées sans se dérober devant les problèmes. Mais d’un autre côté, lorsqu’Impuku était trop pleine d’énergie et de papote, ça l’énervait aussi.

La Khomba prit le compliment comme il vint. Elle afficha un discret sourire en coin, relevant un peu la tête. Que c’était satisfaisant d’être reconnu de la sorte. Elle ne pipa néanmoins pas une once de remerciement.

On se rend utile auprès de son clan. On le nourrit et le protège. Certains décident d'enseigner aux plus jeunes aussi, pour qu'ils nourrissent et protègent à leur tour le clan. C'est un cycle sans fin. réponda-t-elle.

Et on se fait chier aussi. ne put-elle s’empêcher de penser.

Ce n’était peut-être pas une réponse qui satisferait la presque adulte, mais Lindiwe tirait cela de son expérience. Ça avait toujours fonctionné comme ça, autant sous le règne d’Ilakhe, comme sous celui d’Inqaku et, ça ne changerait pas.

En parlant de ça ! dit-elle en tournant vivement sa tête vers sa nièce.Si tu veux te perfectionner ou apprendre plus de choses, pourquoi ne demandes-tu pas un Khomba adulte de te prendre sous son aile ? Je suis certainement qu'ils en seraient ravis. lui demanda-t-elle, sachant bien qu'elle abordait le sujet qui fâche.

Impuku ne put qu'acquiescer aux premières paroles de sa tante. Se rendre utile, une directive aussi vague que réelle. Impuku aussi voulait se rendre utile; et elle savait qu'elle pourrait le faire, à sa manière. Justement, Lindiwe n'attendit pas plus pour aborder le sujet. Impuku savait très bien où elle voulait en venir, mais elle ne se départit pas de son aimable et timide sourire. Tant que sa tante n'y allait pas de but en blanc, elle savait danser autour du pot jusqu'à l'infini.

— Oh justement, j'y ai pensé ! affirma-t-elle pour, comme à son habitude, ne pas devoir contredire son aînée. J'ai déjà demandé aux nourrices du clan de m'apprendre leur savoir, mais elles m'ont dit de revenir dans quelques mois. Quand je serai plus mature. Ainsi, elle se détourna habilement du sujet apprends à combattre et, histoire que sa tante ne puisse pas enchaîner dessus, continua sa tirade sans la laisser en placer une : Je ne l'ai pas mal pris, tu sais ! Je comprends ce qu'elles veulent dire : ce n'est pas que je suis trop jeune, mais c'est qu'il faut avoir beaucoup de sagesse et de patience pour épauler les lionnes enceintes et les lionceaux en bas âge. Alors, en attendant, je cultive ma sagesse.
Après tout, se rendre utile ne se limitait pas à chasser et combattre, n'est-ce pas ? De toute façon, ce serait idiot de mettre Impuku sur un champ de bataille : elle n'avait clairement pas été gâtée par la nature niveau muscles, et elle se ferait déchiqueter par le premier Cidanka venu. A moins de vouloir faire d'elle de la chair à canon, Inqaku n'avait aucun bénéfice à la forcer à se battre.

Lindiwe allait se réjouir des paroles de sa nièce avant de comprendre qu’elle avait encore contourné le sujet. L’aînée souffla bruyamment en secouant légèrement la tête, signifiant son état d’exaspération. La Khomba avait toujours regardé les nourrices d’un mauvais œil. Pour elle, ces lions et lionnes ne servaient pas vraiment à grand-chose. À l’époque d’Ilakhe, les lions élevaient seuls leur progéniture, elle l’avait elle-même fait. Certes les plus fragiles mourraient, mais seul les plus forts survivaient ! Servant le clan par la suite. Les nourrices servent de prétexte aux lionnes enceintes pour flâner et ne rien faire. Et Impuku avait plus de potentiel que cela, même si la nature ne l’avait pas gâtée musculairement parlant.

Ah oui ? Eh bien, dis-moi, comment cultives-tu ta sagesse, chère nièce ? demanda-t-elle, intriguée, un sourcil relevé.

Impuku joua les aveugles, prétextant ne pas avoir vu (et entendu) le soupir exaspéré de son aînée. Elle affichait toujours son air innocent et son sourire d'ange; un sourire qui flancha à peine au piège tendu par Lindiwe. Ah, comment elle cultivait sa sagesse... ? Elle aurait dû la voir venir, celle-là ! Mais heureusement pour elle, la presque-adulte était aussi vive d'esprit que faible physiquement.

— Papa m'apprend beaucoup de choses. Ses parents : la solution de facilité, évidemment. La douceur d'Impuku ne lui était pas tombée du ciel; son père était également un lion calme, paisible et sage. Il était certain que la Souris avait surtout hérité de ce côté-là de la famille, au grand dam de sa mère (la sœur de Lindiwe) qui, elle, avait un caractère nettement plus marqué...

— Il m'apprend à surveiller les troupeaux. A savoir quand prélever une proie et quand les laisser tranquilles. Il dit qu'il ne faut pas chasser la première proie venue parce qu'à force, ça pourrait nous appauvrir. L'art de la chasse ne se limitait pas à traquer, attraper et tuer : il fallait savoir observer son environnement et en apprendre tous les jours. Et ça, c'était un domaine dans lequel le père de la Souris excellait.

Ah sa nièce l’énervait. Cette facilité avec laquelle elle changeait de sujet avait toujours agacé sa tante. Mais Lindiwe savait très bien qu’un jour la jeune Khomba allait se retrouver face à ses lacunes, peut-être en pleine guerre et, là, ce serait un problème.

C’est bien de chasser pour les autres… commença-t-elle. Mais ce n’est pas comme ça que tu sauras te défendre. Certes le gibier peut-être… dangereux. dit-elle en repensant une micro seconde à sa fille, avant de reprendre ses esprits. Mais je pense que tu es assez grande pour savoir que les Cidanka le sont plus ! dit-elle en haussant malgré elle un peu la voix.

Ce n'était peut-être pas très gentil, mais Lindiwe trouvait que sa très chère sœur avait quelque peu raté l'éducation de sa fille, la laissant devenir un peu trop "pacifique", comme son père.

Ouvre un peu les yeux Impuku, ce n’est pas en regardant les troupeaux gambader que tu empêcheras un Cidanka de tuer des lionceaux.

Comme d'habitude, Impuku subit les remontrances en courbant l'échine. Elle les supportait, comme elle l'avait toujours fait, sans rien répondre en retour.
Mais Lindiwe avait raison sur un point : tu es assez grande. Oui, elle n'était plus tout à fait l'impressionnable petite lioncelle d'autrefois. Alors, avec un soupçon d'impertinence tout à fait adolescente, elle osa répondre :

— Ce n'est pas en mourant sous leurs griffes non plus ! Sa voix restait douce et basse, mais nettement renfrognée et mécontente. Un peu comme un enfant boudeur, en fait. Elle ne comprenait pas pourquoi on s'acharnait à vouloir la pousser au combat : même en apprenant les meilleures techniques d'Inqaku elle-même, jamais elle ne ferait le poids face à ces Cidanka qui, en plus d'être sur-entraînés, bénéficiaient tous d'un physique des plus avantageux ! A côté d'eux, elle n'était qu'une riquiqui tierce-portion ! A quoi est-ce que ça allait servir, de l'envoyer ainsi à la mort ? Plutôt que ces éventuels lionceaux dont elle parlait, Impuku soupçonnait que c'était davantage l'honneur du clan que sa tante voulait protéger.

Lindiwe écouta la voix de sa nièce pour se calmer un peu, elle savait que s’énerver avec elle ne servirait à rien. Ses paroles étaient quelque peu insolentes et aurait pu agacer la vieille lionne, mais elle préféra rebondir directement dessus.

Tu ne mourras pas sous leurs griffes si tu apprends à te défendre. commença-t-elle. J’ai bien compris que malgré tout ce que ta mère et moi te répétons, tu ne seras jamais une guerrière. Mais en n’apprenant rien tu nous mets tous en danger ! Tu crois que les nourrices ne savent pas se battre ? Justement, ils doivent savoir se défendre et défendre aussi bien que les autres. tenta-t-elle de lui expliquer.

Impuku était à ce jour, un poids mort, de son point de vue. Elle faisait une bouche supplémentaire à nourrir pour le clan incapable de se rendre utile.

Imagine que tu surveilles une portée de lionceaux seule et qu'une horde affolée d'énormes cerfs te fonce droits dessus. Tu fais quoi ? tenta-t-elle.

Peut-être qu’un exemple serait plus parlant pour la petite lionne.

— Je les cache ! répondit Impuku du tac-au-tac, sans se départir de son élan d'assurance. C'était la réponse la plus logique et la plus sensée : elle allait faire quoi, tuer tous les cerfs ?? Faire barrage de son corps en rugissant, pour sauver les lionceaux ? C'était stupide, car rien ne garantissait qu'ils ne partiraient pas d'eux-mêmes lorsqu'elle serait concentrée sur ces éventuels cerfs. Je les prends et je file le plus vite possible vers un creux où les cacher en attendant que la harde passe ! Impuku était trop vive d'esprit pour espérer être coincée sur une telle question d'examen. Et, sûre d'elle, elle renchérit encore : Parce que moi, je suis capable d'aller vite et je sais où trouver des cachettes. Pas comme ces gros balourds qui sont bons qu'à donner des baffes et que vous idolâtrez !

Jamais Impuku ne parlerait ainsi à un autre membre de son clan, mais sa tante, c'était sa tante. Elles en avaient eues, des discussions de ce genre ! Les fameuses discussions familiales... Et elle en avait assez d'être vue comme une moins-que-rien, alors que d'autres membres du clan, comme Inyanga, étaient de réels poids morts qui n'en foutaient pas une. Au moins, elle, elle faisait sa part du boulot ! Mais ce boulot n'était pas de se battre, et ne le serait jamais. Elle en avait assez que les Khomba ne jurent que par la violence et croient qu'il n'y avait que ça qui faisait d'un lion, un lion.

En vérité, la douce et tendre Impuku commençait sérieusement à nourrir une rancœur farouche envers les siens. Si seulement elle pouvait rencontrer une personne, une seule personne, qui ne la traiterait pas comme une sous-lionne...

Lindiwe souffla après la tirade de sa nièce. Elle savait qu’elle ne pourrait pas la coincer comme ça, il valait mieux laisser tomber pour aujourd’hui.

Je n’idolâtre personne dans ce clan, sache-le.

La grand-mère regarda Impuku quelques secondes avant de tendre la patte pour ramener le lapin à ses pieds, elle avait faim finalement.

Tu ferais une bien meilleure nourrice que ses écervelés, de toute façon. dit-elle en marmonnant entre ses dents.

Oui, c'était bien un compliment qui venait de sortir de la bouche de la vieille lionne. Elle rebondit vite sur autre chose, ne laissant peut-être pas le temps à sa cadette de comprendre le sens de ces paroles.

Mais c’est dur aussi tu sais comme tâche. Il peut y avoir des petits qui meurent. Tu es prête à tenir le coup, psychologiquement ? lui demanda-t-elle.

En disant cela, Lindiwe pensait bien évidemment à sa fille, elle-même décédée quelques mois plus tôt. Certes elle était adulte, mais elle était toujours restée son petit lionceau.