La fameuse rivière interdite... Enfin, pas réellement interdite, mais une rivière qu'Impuku s'interdisait elle-même. Et pourtant, elle n'arrivait pas toujours à résister à l'appel de l'eau. Manquait-elle d'autodiscipline ? Était-elle trop curieuse et trop aventureuse ? Car elle s'était approchée, la Souris. Elle s'était approchée tout doucement, cachée sous les buissons, les yeux furetant rapidement d'un côté et de l'autre du courant. Elle retenait son souffle, l'expirait tout bas, et faisait tout pour ne pas être vue – autant du côté adverse que du sien.

Finalement, elle décida de prendre un peu de hauteur – et de sécurité, par la même occasion. Elle était toute petite, légère et agile; alors, la Souris bondit sur un arbre pas tout à fait droit. Il était même sacrément penché; assez pour permettre à Impuku de monter d'un mètre ou deux. Là, elle s'arrêta, bien loin de sa cime; elle n'était qu'à mi-hauteur du tronc mais c'était déjà bien assez pour elle. Son pelage clair plaqué contre l'écorce de l'arbre, les griffes de ses quatre pattes agrippant férocement son support, elle osa enfin tendre le cou vers le côté Cidanka du monde.

— Il y a quelqu'un ? souffla-t-elle tout bas, si bas que même un Khomba ne l'aurait pas entendue. Alors, quelqu'un sur l'autre rive, il ne fallait pas y compter ! D'ailleurs, voulait-elle réellement croiser le regard hargneux d'un Légionnaire ? Sûrement pas ! Impuku était juste là pour travailler son courage et sa confiance en soi, rien de plus !

Quelques jours après ma rencontre avec Lindiwe, je m'étais décidée à retourner près de l'eau. Si je n'avais pas vraiment d'espoir concernant une aide potentielle des Khomba, j'aimais quand même venir ici, pour le simple plaisir d'entendre le ruissellement de l'eau, et profiter du calme environnant.

Un coup d'oeil sur la rive d'en face, et je ne vis rien ni personne. Pas une ombre Khomba ne se dessina de l'autre côté de la rivière. Etait-ce une bonne ou bien une mauvaise chose ? Je l'ignorais. Penchée au dessus de l'eau, j'observais les poissons qui se dandinaient tranquillement à travers le courant.

Je n'allais pas risquer ma peau pour en attraper un, le courant était encore bien trop fort pour que je puisse nager sans me noyer si jamais je glissais. Alors, je restais là, assise, fixant mon reflet sur la surface agité de la rivière, sans remarquer que l'on m'observait en silence...

Peu après son silencieux appel, une silhouette apparut sur l'autre rive; Impuku retint brutalement son souffle et se plaqua davantage sur son tronc. Elle espérait qu'il la cache assez, car elle craignait avoir été entendue. Heureusement pour elle, les yeux de l'inconnue ne s'arrêtèrent pas sur sa cachette et se contentèrent de fixer le courant d'un air presque morose. Intriguée, la Souris prit peu à peu confiance; elle observa, comme à son habitude, essayant de comprendre ce qu'elle voyait.

La lionne en face, ce n'était pas une patrouilleuse Cidanka. Les patrouilleurs étaient les plus féroces, et particulièrement dévoués à leur tâche. Déjà, ils ne se déplaçaient jamais seuls – ensuite, ils scrutaient toujours la frontière, sans jamais se laisser distraire par quoi que ce soit. Mais, surtout, cette lionne-là était toute petite. En fait... elle avait presque l'air d'avoir le même âge qu'Impuku. Mais la Souris ne pouvait pas se laisser avoir : il s'agissait d'une Légionnaire, c'était sûr ! Ce poil clair et blond ne trompait pas, pas plus que les cicatrices qui ornaient sa cuisse !

Elle resta donc cachée encore un instant, à regarder cette étrangère qui, finalement, n'avait pas l'air aussi différente que ça. Impuku ne savait pas ce qu'elle attendait – l'arrivée de quelqu'un d'autre, sans doute. Mais personne n'apparut pour récupérer la jeune recrue. Alors, enfin, après avoir réuni assez de courage, Impuku tendit le museau pour attraper un petit bout d'écorce qui s'effritait. Elle le tint entre ses lèvres, puis le cracha en direction de la petite blonde, pour attirer son attention. Mais le morceau d'écorce était trop léger alors, forcément, il n'atteignit pas l'autre rive mais tomba dans l'eau avec un misérable petit "plic".

Le silence n'était brisé que par les vrombissements de l'eau qui ruisselait sous mes yeux. Parfois, les poissons sortaient leur tête à la surface pour gober les insectes stupides qui tombaient et se noyaient. Ce n'est qu'après quelques minutes à rester immobile, plongée dans mes pensées, que j'entendis un petit "plop" qui me fit lever les yeux en sa direction. Un morceau d’écorce flottait, secoué par le courant.

Surprise, je compris rapidement que ce morceau de bois n'était pas tombé seul dans l'eau. Quelqu'un venait sûrement de l'arracher, mais pourtant, personne ne se trouvait sur la rive opposée. Personne non plus se trouvait de mon côté... Regardant à droite, puis à gauche, je ne voyais personne, pas un seul mouvement m'indiquant une présence... Hésitante, je pris une profonde inspiration avant de demander.

- Y'a quelqu'un ?

Ma voix résonna suffisamment pour que, si un lion se trouvait en face, il puisse m'entendre... Mais accepterait-il de se montrer ? Ou avait-il déjà fuit, préférant ignorer une potentielle ennemie...

L'inconnue remarqua le morceau d'écorce mais, au lieu de le prendre comme un avertissement et de se mettre sur ses gardes – comme tout bon Cidanka aurait fait –, elle se redressa pour pousser ce qui ressemblait à un misérable miaulement. Impuku se fit de nouveau toute petite, de peur que quelqu'un lui réponde. Elle retint son souffle, laissant les secondes s'égrener, avant de décider qu'elles étaient bel et bien seules. Elle ne comprenait vraiment pas le comportement de la jeune lionne d'en face : n'avait-elle rien appris durant sa formation ? Tous les Khomba savaient que l'entraînement militaire des Légionnaires n'était pas à prendre à la légère. Méfiante, mais surtout intriguée, la bleuâtre se redressa alors, détachant peu à peu sa figure du tronc.

Le courant n'était pas très puissant, et l'eau était calme. Ça l'apaisait autant que ça la stressait : le calme de la rivière signifiait-il que son cours perdait en intensité ? Que, bientôt, elle s'apaiserait assez pour laisser les lions la franchir ?
Pour l'heure, elle les laissait au moins s'entendre. Alors, Impuku osa enfin :
— Qu'est-ce que tu fais ? Ce n'est pas comme ça qu'on surveille ses frontières ! Elle avait la mine sévère et les sourcils froncés, se donnant l'air le plus intimidant qui soit. Enfin... c'était l'intention qui comptait, disons.

— Qu'est-ce que tu fais ? Ce n'est pas comme ça qu'on surveille ses frontières !

La voix aiguë venait de l'autre rive. Une silhouette au pelage gris bleuté se dessina devant moi, affichant un visage contrarié, ou quelque chose dans ce genre là. Contrairement à Lindiwe, la jeune lionne qui semblait avoir à peu près mon âge à vue de nez, ne semblait pas si agressive. Les Khomba n'étaient peut-être pas si horribles que ça alors ?

- Surveiller ma frontière ? Demandais-je enfin. Oh non non ! Je ne suis pas là pour surveiller les frontières ! J'aime cet endroit c'est tout, il est reposant, et c'est assez rare de voir des Cidanka ici, sauf quand vient le moment des patrouilles. Ma voix essayait d'être amicale, Je n'étais pas une Cidanka, je n'avais donc pas besoin d'être sur la défensive, ni de me montrer agressive. Les Khomba n'étaient pas mes ennemis.

- Je m'appelle Nsiese, avais-je fini par me présenter. Et toi ? Tu surveilles tes frontières ? Demandais-je, bien que si tel aurait été le cas, je doute qu'elle aurait prit le temps de discuter avec moi.

Reposant ? Depuis quand les Cidanka s'inquiétaient-ils de ce qui était reposant ou pas ? Et comment ça, il était rare de voir des Cidanka ici ? Le visage d'Impuku, s'il avait voulu se faire sévère, révéla bientôt une mine horrifiée. Qui était cette jeune lionne ? Et pourquoi connaissait-elle si peu les façons de faire de son propre clan ? A moins que... A moins qu'il ne s'agisse d'une étrangère, une vagabonde, perdue dans un territoire qui n'était pas le sien ? Ça expliquerait au moins sa façon de parler des Cidanka, comme si elle n'était pas l'une d'eux, même si la Souris n'avait jamais eu vent d'autres lions que ceux des deux clans vivant sur le Pays de Nchi.

Ignorant complètement la question qui lui avait été posée, Impuku se laissa aller à sa panique grandissante. D'un ton rapide et pressé, elle se dressa sur son tronc pour mieux se faire entendre et s'emballa :
— Tu es folle ?! Va-t-en, vite ! Les Cidanka surveillent toujours leurs frontières, encore plus que nous ! S'ils t'attrapent, ils vont te tuer ! Tu ne sais pas ce que tu risques ! Rentre d'où tu viens et ne reviens jamais sur leur territoire ! Vite, avant qu'ils te trouvent !

Si l'autre lionne n'était pas une ennemie, alors Impuku voulait l'aider. Lui sauver la vie, si possible. Car si elle n'était pas une Cidanka, elle se ferait tuer dans l'heure.

— Tu es folle ?! Va-t-en, vite ! Les Cidanka surveillent toujours leurs frontières, encore plus que nous ! S'ils t'attrapent, ils vont te tuer ! Tu ne sais pas ce que tu risques ! Rentre d'où tu viens et ne reviens jamais sur leur territoire ! Vite, avant qu'ils te trouvent !

Je mis quelques secondes avant de comprendre pourquoi la femelle me mettait en garde de cette façon. Ce n'est qu'après un léger moment de réflexion que je me mis à rigoler, touchée par l'attention qu'apportait la jeune grisonnante. Ne t'inquiètes pas, les Cidanka ne vont pas m'attaquer. Avais-je dis, amusée devant l'inquiétude de la femelle. C'est eux qui m'ont amené dans leur clan, y'a trois mois maintenant.

Tout comme pour Lindiwe, je m'attendais à ce que la Souris soit septique, voir même qu'elle me traite de menteuse, de folle, mais tant pis. Je n'avais pas envie de faire des Khomba mes ennemis uniquement car ils étaient les ennemis des Cidanka. Tu ne m'as toujours pas dis ton nom ? Avais-je rappelé à la jeune femelle au pelage bleuté.

Elle riait. Elle riait, comme si elle ne risquait rien, comme si tout ça ne la concernait pas. Impuku, elle, gardait son air paniqué; bien qu'elle se calmât un peu.

— Parce que tu crois que ça va les empêcher de te tuer... ? Si elle était bel et bien étrangère et que les Cidanka l'avaient accueillie quelques mois plus tôt... La Souris supposait que le mot correct était enrôlée. Avait-elle eu le choix ? Si c'était le cas, pourquoi parlait-elle avec l'ennemi ? A moins qu'elle n'ait pas eu le choix; mais là encore, Impuku ne comprenait pas pourquoi elle risquait ainsi sa peau.

— S'ils savent que tu parles comme ça avec moi, ils vont le faire ! Les Légionnaires n'attendaient pas d'avoir preuve de traîtrise pour agir – le moindre soupçon signait un arrêt de mort. Jacayl y avait échappé de par son statut, mais tous les Nobles connaissaient la barbarie et la sauvagerie de la Légion. Si la fille du Consul y bénéficiait d'un certain sauf-conduit, une gamine étrangère tout juste recrutée n'aurait pas grâce à leurs yeux.

— Je ne peux pas te dire mon nom, continua-t-elle. On n'est pas forcément plus gentils de mon côté de la rivière. Si on sait que je t'ai parlé, alors je risque de subir le même sort que toi. Elle fronça encore les sourcils, inquiète quant à son propre avenir. Ne dis à personne que tu m'as vue et que tu m'as parlé. Je t'en prie. Sa voix était tremblotante, implorante, mais toujours assez audible pour que Nsiese l'entende. Car même si elle ne connaissait pas son nom, elle pourrait toujours la décrire et la faire reconnaître. Dame Inqaku était une Mère, aussi douce que punitive. Impuku ne voulait pas risquer son courroux – au fond, elle ne mentait pas en disant craindre qu'elle soit aussi impitoyable que le Consul...

- Parce que tu crois que ça va les empêcher de te tuer... ? Avait répondu la lionne, toujours inquiète. Pas faux, pensais-je. Mais pour le moment, personne n'était aux alentours, du moins, je l'espérais. J'étais agréablement surprise de voir que malgré le fait que je lui ai annoncé faire parti des Cidanka, cette lionne au pelage gris s'inquiétait toujours. Peut-être y'avait-il moyen d'en apprendre plus sur elle, et sur son peuple. S'ils savent que tu parles comme ça avec moi, ils vont le faire ! avait-elle enchaîné.

Hm... La conversation n'allait pas être si simple que ça. Je ne peux pas te dire mon nom, continua l'autre femelle, toujours inquiète. On n'est pas forcément plus gentils de mon côté de la rivière. Si on sait que je t'ai parlé, alors je risque de subir le même sort que toi. Quoi ? Alors, les Khomba étaient-ils comme les Cidanka ? Étaient-ils autant cruels ? Pourquoi se faire la guerre alors qu'ils pourraient s'entendre, ou tout simplement s'ignorer ? Pourquoi menacer de tuer quelqu'un qui ne haïssait pas le clan adverse ?

Je ne savais quoi penser. Je me retrouvais dans une guerre qui n'était pas la mienne. Les Khomba n'étaient pas mes ennemis, et les Cidanka non plus. Tout ce que je souhaitais, c'était de retrouver les miens, et les prévenir de ce qu'il se passait ici. Ne dis à personne que tu m'as vue et que tu m'as parlé. Je t'en prie.

La détresse de la lionne me brisa le coeur. Elle semblait vraiment avoir peur que son, ou sa chef apprenne qu'elle avait parlé avec une Cidanka. Tout ceci était beaucoup trop compliqué, et bien trop ridicule à mon gout. Je ne dirais rien, tu as ma parole. Avais-je répondu à la Souris.

Bon... Moi qui essayait de trouver une solution à mon problème de captivité, apparemment, ce n'était pas cette lionne qui m'aiderait... D'ailleurs, peut-être valait-il mieux que je file avant qu'une patrouille alliée ou ennemie n'arrive. Je ne tenais pas à avoir d'ennuis, et bien que je ne connaissais rien de la lionne d'en face, je ne voulais pas lui attirer d'ennuis à elle non plus.

- Méfiez vous, les Cidanka enrôlent de force des étrangers pour agrandir leur armée...

Avais-je bien fait de prévenir la femelle ? Et si les Khomba étaient les méchants de l'histoire ? Toute cette situation... Je trouvais cela vraiment malsain. Comment les Cidanka pouvaient-ils forcer des lions à participer à LEUR guerre ? Moi, Nahama, et tous les autres, nous n'avions rien à faire ici, ce n'était pas notre combat...

L'autre lionne promit, et elle avait l'air sincère. Espérant de tout cœur qu'elle ne lui mente pas, et qu'elle n'oublie pas sa promesse, Impuku hocha doucement la tête en signe de remerciement. Elle acquiesça encore une fois aux paroles suivantes de Nsiese, laissant l'information s'imprimer dans son cerveau. Était-elle fiable ? En tout cas, elle donnait sens au comportement de la sablée. Et puis, Impuku ne voyait pas quel bénéfice tireraient les Cidanka en propageant cette rumeur : les Khomba allaient juste se préparer encore mieux à leur prochain assaut.

— D'accord. Merci. Impuku sentit son cœur se serrer – le simple fait que Nsiese lui dise ça témoignait de son antipathie pour la Légion. Elle la détestait tant qu'elle était prête à aider ses ennemis, sans même les connaître. C'était dangereux et inconscient de sa part, mais bénéfique pour la Souris. Alors, elle accepta l'information sans rabrouer sa congénère.
Elle voulait d'ailleurs lui rendre la pareille et chercha donc un conseil à lui prodiguer :

— Et toi... Au prochain combat, reste loin des premières lignes. Fais semblant de ne pas savoir te battre, accentue tes défauts ! Les Légionnaires ne gaspillent pas leurs apprentis : si tu les convaincs que tu ne survivrais pas, alors tu pourrais rester loin de la mêlée. Et elle ne se ferait pas tuer par un Khomba. C'était exactement la technique qu'utilisait la Souris : persuader son monde qu'elle ne serait que de la chair à canon et qu'il ne fallait surtout pas l'envoyer à la guerre.

Elle crut alors entendre un bruit derrière elle et, par réflexe, tourna vivement la tête et agita ses oreilles. L'anxiété recommençait à la prendre.
— Il faut que j'y aille, maintenant. Et toi, ne traîne plus par ici ! souffla-t-elle en ultime conseil. Elle ne pouvait malheureusement pas faire plus pour l'aider. Alors, Impuku descendit prestement de son perchoir et disparut entre les buissons de la rive, filant silencieusement vers sa terre de plaines et de collines inachevées.

La femelle me remercia lorsque j'eu promis de ne pas dévoiler notre rencontre. Elle semblait sincère, et cela me donna une bonne opinion d'elle. J'ignorais si les autres Khomba étaient comme elle, car appart Lindiwe que j'avais rencontré et qui s'était montré forte désagréable, je ne savais rien du tout sur ce clan. Mais la Souris alla jusqu'à me donner des conseils pour ne pas me faire tuer sur le champ de bataille.

Faire semblant d'être une piètre apprentie ? Ça n'allait pas être bien compliqué, puisque déjà de base, je n'étais pas une très bonne apprentie, donc je n'aurais pas beaucoup d'efforts à faire pour être nulle... Enregistrant les paroles de la femelle grise, je la remerciais à mon tour, avant que celle ci ne tourne la tête derrière elle, et ne file après m'avoir mise en garde une dernière fois. Il faut que j'y aille, maintenant. Et toi, ne traîne plus par ici !

Puis, la femelle disparu aussi vite qu'elle le pu, sans un mot de plus. Je restais quelques secondes sur place, ne comprenant pas vraiment ce qu'il venait de se passer. Je venais d'informer mes soit disant ennemis que les Cidanka enrôlaient de force des étrangers. Avais-je fais le bon choix ? Je l'ignorais. C'est donc la tête pleines de questions et d'appréhension que je retournais avec le clan, pour reprendre mes entraînements.