Elle venait de finir son entraînement matinal, Jacayl. Le soleil chauffait son dos. Il brûlait l’arrière de son crâne, et jouait avec sa fourrure rase couleur sable. Elle leva ses yeux presque fermés vers lui pour sentir la morsure de l’été sur ses paupières. Elle laissa les autres recrues déserter peu à peu les ravines. On leur avait imposé des exercices pénibles, aujourd’hui encore. Elle était percluse de douleurs, Jacayl ; Dieu savait pourtant que la princesse s’en sortait mieux que la plupart de ses camarades. Elle osait à peine imaginer leurs souffrances. Elle avait vu du sang sur les pelisses, quelques larmes chassées à la va-vite pour ne pas se faire voir des formateurs…
Oui, Cidanka exigeait de ses futurs soldats un investissement qui frôlait le fanatisme. Et la môme trouvait cela normal.

La violence lui était familière, désormais. Elle ne connaissait plus rien d’autre que ces matinées pleines d’ordres aboyés par les aînés, les réponses plus ou moins enthousiastes des jeunes bien élevés, et les pleurs de ceux qui étaient trop faibles. Enfin… Elle ne connaissait presque plus que cela.
L’ombre de Sipho plana derrière ses paupières closes. Il lui restait quelques souvenirs plus heureux de l’enfance insouciante ; une mémoire qui pouvait être un réel problème. Elle en avait pris conscience lors de sa patrouille sous le commandement de Xajin — ses pensées s’étaient inévitablement tournées vers Sipho. Sipho que Jacayl était incapable de tuer. Sipho qui, un jour, causerait sa propre perte. Il serait la tombe dans laquelle les Cidanka l’enterreraient lorsqu’ils comprendraient qu’une recrue ne savait pas faire son boulot.

Elle devait s’entraîner, Jacayl. S’entraîner autrement mais efficacement, afin de pouvoir lui nuire à terme. Elle se dépêcha donc vers le côté Cidanka de la rive. Elle savait que ce n’était pas une bonne idée, bien sûr, mais l’envie de se mettre à l’épreuve la dévorait. Peut-être que les choses ne seraient pas si difficiles que cela. Il suffisait de commencer par une simple dispute. Oui. Une grosse dispute comme les couples en voyaient des milliers. En théorie. S’étaient-ils déjà engueulés auparavant ? Elle ne se rappelait pas.
Elle s’avança au bord de l’eau qui bruissait lourdement. Ses sens furent aussitôt abrutis par le ululement colérique du torrent. Elle ne pourrait pas traverser, ce jour-là non plus. C’était une bonne chose. Elle avait du temps avant le prochain conflit.

— SIPHO ? T'ES LÀ ? (Elle savait qu'il viendrait. Tôt ou tard. Il était trop amoureux pour ne pas venir vérifier. Pas vrai... ?) Allez, réponds ! Ce n'est pas drôle...

Sa voix avait un peu faibli sur les derniers mots. Le silence s'installa finalement. Elle essaya de voir l'autre rive. Le brouillard était peu épais mais présent tout de même. Son cœur se serra. Il devait être dans le coin.

- SIPHO ? T'ES LÀ ? Ses oreilles s'étaient aussitôt redressées. Il ne rêvait pas? C'était bien sa voix? Après tout ce temps dans le silence, dans l'attente de l'entrapercevoir et il fallait que cet insupportable brouillard soit de la partie. Le jeune mâle s'était empressé de remonter la piste d'un trot énergique et les pupilles fixées sur l'autre rive. Il était toutefois resté silencieux, il ne lui offrirait aucune réponse tant qu'elle ne se dévoilerait pas à ses yeux: Les paroles du clan lui étaient quelque peu montée à la tête, et si Jacayl se moquait de lui?

Rapidement, il avait effacé cette idée de son crâne -ou bien même oubliée- lorsque la silhouette de celle qui faisait battre son coeur d'enfant s'était dessinée dans la brume.

- JACAYL?! S'était-il époumonée et aussi fougueux qu'idiot il avait déjà sans même s'en apercevoir enfoncé ses deux pattes dans l'eau. Son corps était prêt à traverser mais sa raison l'en empêchait et pour cause, le courant n'aurait fait qu'une bouchée de lui. Ça faisait si longtemps! Le Prince était submergé par la joie et il en avait besoin. Sa mère n'avait donc rien fait, pour une fois elle n'avait pas dissimulé et remanié la vérité comme bon lui semblait...

- ... Où étais-tu? Il t'es arrivé quelque chose? Mais il devait en avoir le coeur net; Il restait encore un peu de raison en Sipho, bientôt balayé par le bonheur de pouvoir partager un moment -aussi ridicule était-il- avec celle qu'il aimait.

- JACAYL ?! Son cœur s’accéléra. Elle plissa les yeux pour le discerner dans la brume. Il lui sembla apercevoir quelques zébrures bleues dans le blanc pâle, ce qui la rassura. Il n’était pas un usurpateur imitant la voix de son amoureux.
Amoureux ? Non, pas réellement. Elle devait se souvenir qu’il n’était plus qu’un instrument. Elle le devait. Elle devenait aussi nécessaire de calmer son palpitant. Ce foutu traître. Elle lorgna un peu durement de l’autre côté de la rive ; Sipho y était. Elle avait gagné. Pourquoi avait-elle décidé de le voir, d’ailleurs ? Un vide se propagea dans son crâne. Pourquoi ? Elle ne se rappelait pas. Elle était à peu près sûre qu’il s’agissait d’un truc essentiel mais ses neurones avaient coupé les connexions. C’était quoi, son problème ?!

Elle ravala une expression de rage pure. Elle ne supportait pas de perdre les pédales à chaque fois qu’il était dans le coin ; il n’était plus qu’un ami, plus qu’une ombre familière de son passé enseveli sous les dogmes. Elle s’était résignée, non ? Un bruissement dans l’eau attira son attention. La jeune lionne cligna plusieurs fois des cils pour chasser la condensation, se concentrant pour discerner plus qu’une forme floue. La silhouette de Sipho apparut. Il était dans l’eau, non ? Il en était trop proche, en tout cas ! Elle faillit se lancer en avant pour aller à sa rencontre. Il était si bête, parfois ! Il savait que les rapides pouvaient avoir raison de n’importe quel… lion. Ses propres antérieurs s’enfoncèrent dans l’onde glacée qui mordilla ses os. Elle baissa les yeux vers le courant. Ses lèvres formèrent une ligne dure. Elle demeura là, pour encourager l’eau à lui rappeler sa place. Ils ne pouvaient pas être ensemble.

- Où étais-tu ? Il t’est arrivé quelque chose ? Elle releva les yeux, Jacayl. Elle se croqua l’intérieur d’une joue, culpabilisa une seconde de l’avoir laissé sans nouvelles si longtemps… Avant de se rappeler qu’ils ne pouvaient pas être ensemble. Il était donc normal qu’elle s’investisse là où était sa place : auprès des Cidanka. Elle ressortit de la rivière, recula de quelques pas, puis s’efforça à glisser un sourire dans sa voix. - Les entraînements sont de plus en plus durs, en ce moment. C’est normal. Je serai bientôt une Légionnaire accomplie. Un nœud se forma dans sa gorge à l’idée. Devenir un Légionnaire l’obligerait sûrement à écharper son propre ami. Elle soupira. Son cœur manqua un battement. Foutu traître.

- Tu vas bien ? Tu as des choses à me raconter ?

- Les entraînements sont de plus en plus durs, en ce moment. C’est normal. Je serai bientôt une Légionnaire accomplie. Le bleu avait froncé les sourcils, mais était-ce seulement visible depuis l'autre rive et avec cette frange qui coupait toute expression? Alors comme ça, Jacayl s'entraînait et surtout elle se réjouissait de la combattante qu'elle devenait, de ces griffes qu'elle aiguisait pour arracher les jugulaires des siens. Jacayl n'avait toujours été qu'une enfant, elle ne se rendait pas compte de ce dans quoi ils étaient embarqué et c'est ce qu'aimait Sipho: l'idée qu'il avait tout à lui apprendre et qu'elle dépendait de lui pour ça...

- Tu vas bien ? Tu as des choses à me raconter ? Il avait haussé les épaules, depuis qu'il la voyait il avait balayé de son esprit tous les soucis du clan.
- Je me faisais du soucis pour toi, surtout! Avouait-il. J'ai eu, disons, une altercation avec ma mère te concernant. Je pensais qu'elle avait envoyé quelqu'un pour se débarrasser de toi... Il avait surtout perdu l'esprit, comment qui que ce soit aurait pu traverser avec tout ce courant? Peut-être y avaient-ils des secrets que certains gardaient précieusement...

- Dans quelques jours l'eau s'évanouira et nous pourrons enfin nous enlacer! Se réjouissait-il. Tu seras sur le champ de bataille Jacayl? Le Prince (déchu) avait finalement reposé les pattes sur terre. Allaient-ils devoir s'affronter? L'éducation militaire de Jacayl touchait probablement à sa fin et elle allait s'engager dans la bataille comme tous les autres...

Jacayl lorgna la berge d’en-face. La masse sombre qu’était Sipho bougeait au rythme de la cavalcade de la Brume. Celle-ci suivait le fil du cours d’eau, ce qui lui donnait l’impression que le Khomba dansait. Elle observa un silence religieux en prenant une profonde inspiration. Elle leva les yeux au ciel alors qu’il remuait le couteau : « je me faisais du soucis pour toi » qu’il disait. La Cidanka songea que la Noblesse avait du temps à perdre si son prince pouvait se permettre de s’inquiéter. Elle haussa les épaules mais doutait qu’il puisse y voir quoi que ce soit. Le Brouillard était une aubaine. Jacayl n’avait pas trop à jouer la comédie. Elle pouvait se contenter de contrôler les inflexions de sa voix pour que celle-ci ne semble jamais ni sèche ni impatiente.

Il souleva un point qui l’intéressa plus. Elle prêta une oreille curieuse aux menaces qui semblaient planer sur sa vie. Ainsi, il soupçonnait Inqaku de vouloir l’éliminer ? Elle devrait être plus prudente, à l’avenir. Comprenez par là encore plus prudente qu’à l’accoutumée. Elle esquissa un sourire satisfait. Finalement, venir ici était une meilleure idée que prévu. Elle pouvait récupérer quelques informations sans trop se mouiller.
Cela étant, même si le niveau de l’eau venait à baisser, un Khomba aurait peu de chance de survivre jusqu’à pouvoir lui faire du tort. Les Patrouilleurs l’élimineraient sitôt lancés sur ses traces ; Dieu savait que ces Cidanka-là — des équipes composées de Piétailles comme de Canonniers — ne faisaient pas dans la dentelle. Néanmoins… Jacayl espérait presque qu’un assassin parvienne jusqu’à elle. Il lui serait possible de l’abattre en ayant une excuse toute trouvée pour Sipho : la légitime défense.

Il souleva enfin le sujet épineux du cours d’eau perdant en volume. Elle grimaça. C’était inévitable, Jacayl le savait. Cidanka affronterait bientôt Khomba. Elle demeura silencieuse un moment pour réfléchir à ses réponses. Il n’était plus question de balbutier à nouveau. Elle devait formuler des pensées cohérentes pour ne pas se trahir. Oui, bien sûr. Je serai probablement en âge de rejoindre ma Cohorte à ce moment. Je n’aurai pas le choix. Elle appuya sur le mot pour lui donner du corps ; comme pour mimer une réelle affliction. Tu y seras ?
Elle espérait seulement ne pas être dans le coin lorsque l’un des siens ira lui voler le souffle. Elle n’avait pas le cœur à assister à la mise à mort de son ami mais ne pourrait pas non plus l’empêcher. Elle n’essaya même pas de lui conseiller de ne pas venir sur le champ de bataille. Les Khomba avaient un honneur, même si c’était difficile à croire. Celui de Sipho serait sûrement froissé par une demande pareille.

- J'y serais, biensure. Lui répondait-il déconfit. Il prenait pour de la naïveté les paroles de Jacayl, pour de naïveté juvénile car elle était plus jeune après tout et il s'était toujours imaginé comme étant sa Lumière. Dans leur duo Sipho était le porteur de sagesse et de réflexion. La pauvre ne se rendait certainement pas compte de ce qu'était un champ de bataille - tout comme lui par ailleurs, mais ce que le Bleu pensait de sa Jaune - et elle le voyait comme un grand terrain de jeu où l'ont en sortirait tous avec de belles cicatrices à exhiber.

- Tu es donc prête à retirer des vies? L'avait-il questionné sans vraiment vouloir en connaitre la réponse. Il préférait continuer de l'imaginer comme une petite fille innocente. Ou à voir la tienne se terminer... Avait ajouté le Prince préférant ne pas voir arriver cette éventualité mais c'était la guerre après tout et c'était ce à quoi elle servait: Faucher des vies.

- Nous ne sommes pas forcé de nous battre, Jacayl. Lui avouait-il en attendant calmement qu'elle lui demande comment. Mais avait-il seulement une réponse à lui donner?

Il confirma qu’il y serait. Elle grimaça en silence. Ses méninges recommençaient à se mettre en route pour élaborer un plan susceptible de le sauver ; même si Jacayl savait qu’il s’agissait là d’idées naïves qui ne les aideraient pas. Ils devaient servir leurs clans. Elle soupira bruyamment en apportant l’une de ses pattes mouillées pour en chasser les perles brillantes qui s’accrochaient à son poil.

Il lui posa des questions insensées. Était-elle prête à retirer des vies ? Bien sûr. Elle avait été formée dans ce but. Mieux, Jacayl était née pour faire des ravages côté Khomba. Ses géniteurs ne s’étaient pas unis pour rien, ne s’étaient pas accouplés par amour. Il y avait un objectif derrière chacune des décisions qui avaient été prises la concernant. Elle s’apprêtait à l’affirmer haut et fort mais ses cordes vocales ne formèrent aucun mot. Elle ne pouvait pas lui dire ces choses-là. Elle devait maintenir le masque d’innocence collé sur sa gueule d’ange.

Il devait la sous-estimer. Elle le laissa donc finir, caresser le rêve d’un monde meilleur. Elle dut se faire violence pour ne pas soupirer d’exaspération. Il n’avait pas les pieds sur Terre. Il s’accrochait à une chimère qui n’arriverait jamais : aucun des leurs ne voulait d’une paix. Ils jubilaient tous dès la rivière montrait les premiers signes annonciateurs de son déclin. Elle garda le silence à mesure que la brume montait peu à peu. La silhouette de Sipho se précisa sur la rive d’en-face ; le calme flotta paisiblement. Difficile de croire qu’il y aurait des morts sur les rives dans quelques mois. Enfin, le vent acheva de dissiper le brouillard. Elle aperçut ces deux yeux bleus pour lesquels elle se serait damnée, il y avait de cela si longtemps. Son visage à elle, impavide, exprimait la gravité. Elle pencha la tête sur le côté. Comment ?

HATRED

- Comment ? Il venait de comprendre et avait dû retenir le grondement qu'il s'apprêtait à pousser. Sipho venait de comprendre que Jacayl n'était plus la petite lionne naïve qu'il avait connu - si elle l'avait jamais été - et qu'il avait maintenant en face de lui une Cidanka pur jus, baignée dans la guerre et la violence. Il n'était certainement pas si intelligent que ça s'il venait seulement de le remarquer et cette pensée l'agaçait encore plus que la précédente. Il fallait que cette conversation tourne de nouveau à son avantage, il fallait qu'il soit le gentil, la victime, le bon Prince et elle la pauvre folle qui s'était laissé embrigader et forcer par un régime dictatorial et violent.

- Ton père t'as t-il tellement aveuglé que tu ne vois plus que par le sang? Des reproches, il fallait que ce soit de sa faute à elle et aussi de celle de son barbare de père. Que des paroles qui n'avaient ni fond ni sens, des reproches seulement des reproches et il l'espérait elle trouverait toute seule la réponse il n'aurait ensuite plus qu'à se raccrocher à ses paroles pour enchaîner. Elle lui avait cloué le bec et il ne savait plus quoi répliquer; il n'était qu'un m'as-tu-vu, qu'un paon qui cachait sa couardise et son égoïsme derrière un pseudo-pacifisme bienveillant.

- Alors tu penses qu'il n'y a plus rien d'autre que les griffes et la haine. Remarquait-il. Pour toi, il n'y a plus ni chaleur, ni amour? Que de belles paroles, des phrases poétiques, joliment dites, joliment détournées. Et si elle ne comprenait pas où il voulait en venir c'était que la folie et la colère l'avaient suffisamment consumé, c'était ainsi qu'elle devait raisonner, c'était ce qu'il voulait lui pousser à croire. Elle était dans l'erreur et lui dans le juste; Elle devait se déconstruire pour qu'il puisse la reconstruire comme il le désirerait. Ce n'était plus de l'amour qu'il ressentait pour elle mais bien une passion dévorante et destructrice qui le poussait à croire qu'elle lui appartenait dans l'état où ils s'étaient abandonné. Elle n'avait pas le droit de changer sans son accord...

Jacayl ouvrit de grands yeux ronds alors qu’il la tançait. Elle l’observa, les mâchoires déliées dans un « Pardon ? » silencieux, le regard fixé sur lui, le pouls un peu fou. Elle se demanda quelle mouche l’avait piqué, là, soudainement.
Il était calme la seconde d’avant, l’air même légèrement langoureux ; le voilà à s’énerver contre un ennemi invisible. Elle jeta une œillade dans son sillage, au cas où. Peut-être qu’il réagissait à quelque chose que Jacayl n’avait pas remarqué. Elle chercha un congénère Cidanka, mais dut se résoudre à la seule conclusion possible : ils étaient seuls. Ses cils papillonnèrent vivement pour chasser la surprise. Elle ne sut pas comment répondre à ses allégations ; Sipho était un imbécile.
Elle faillit le lui dire, d’ailleurs. Elle eut très envie de lui hurler que contrairement à lui ses parents se foutaient suffisamment d’elle pour ne pas lui causer de problèmes ; son père n’avait même jamais — du moins, pas à sa connaissance — réagi publiquement aux rumeurs la concernant. Il ne l’avait pas assignée à domicile, n’avait pas restreint ses mouvements. Il avait mieux à faire. Sipho était chanceux, d’une certaine manière. Sa mère se souciait vraisemblablement assez de sa petite personne pour lui parler. Pour se chicaner avec lui. C’était à peine si Ksanaksan la regardait.

Elle prit son temps pour choisir ses mots. Elle ne voulait pas livrer des informations sensibles, il serait tout à fait capable de les répéter. Nous ne sommes pas des bêtes assoiffées de sang, que la jeune Cidanka souligna en l’observant avec attention. Elle s’attendait à le voir faire une attaque à tout moment ; il les prenait pour des monstres, après tout. Mais eux, Khomba, n’avaient pas meilleure image à leurs yeux. Il croyait réellement que son peuple était parfait ? Ils faisaient la guerre, comme Cidanka ! Il devait y avoir au moins deux camps pour une lutte acharnée. Sa famille ne forçait personne à rien. Il y a autant de chaleur et d’amour chez nous qu’il y en a chez vous. Peut-être même plus. Mais la guerre nous dépasse. Je ne vois pas comment nous pourrions faire cesser un conflit qui dure depuis si longtemps. Je ne suis même pas sûre que qui que ce soit se souvienne de la raison d’origine. Elle grimaça en haussant les épaules. Qu’espérait-il faire avec ses forces de petit prince privilégié ? Rien. Il ne pouvait rien faire. D’ailleurs, Jacayl le soupçonnait de le savoir ; ou, du moins, de n’avoir aucune idée de comment arrêter la machine. Tant pis pour lui. Il y aurait la guerre dans quelques temps. Ils perdraient des proches, se reverraient comme s’il ne s’était jamais rien passé… La vie devait continuer.

HATRED

- Nous ne sommes pas des bêtes assoiffées de sang, Et pourtant ils attendaient avec impatience chaque semestre que le niveau de l'eau baisse - tout comme les Khomba mais Sipho était dans une situation où il ne préférait pas l'admettre et faire partie des innocents.

- Il y a autant de chaleur et d’amour chez nous qu’il y en a chez vous. Peut-être même plus. Mais la guerre nous dépasse. Je ne vois pas comment nous pourrions faire cesser un conflit qui dure depuis si longtemps. Je ne suis même pas sûre que qui que ce soit se souvienne de la raison d’origine. Il voulait bien y croire au chapitre sur la chaleur et l'amour mais encore une fois il ne l'admettrait pas. Sipho connaissait son clan et constatait bien qu'il y avait bien de discordes et de complots que d'amour; Du moins le concernant et concernant sa relation avec sa propre mère.

- En tout cas ce n'est pas en nous battant! Repettait-il. Jacayl ne devait pas se retrouver au milieu de ça: Allait-elle seulement y survivre et comme l'avait précisé Inqaku lors de leur dernière altercation la perte de Jacayl pour le clan adverse signifierait bien plus que celle d'un simple soldat. Et pour Sipho, ça signifierait également bien plus...

Il était d'ailleurs loin d'avoir réponse à ce conflit et il était également loin de vouloir en connaitre l'origine, bien qu'il se voilait la face à ce sujet. Son coeur était prêt à lui arracher le coffre tant la vue de Jacayl lui inspirait amour et colère. Elle représentait l'ennemi, ce pour quoi on a toujours tenté de le convaincre de se battre (en vain) et dormais elle allait être présente sur le champ de bataille et enlever des vies: Des vies qu'il était censé chérir puisqu'elles étaient celles de ses camarades, de ceux avec qui il avait grandit...

- Personne ne sait plus rien de l'origine de ce conflit, ils se battent seulement pour être reconnu par ceux qui se tiennent au dessus d'eux... Les problèmes étaient forcément Ksanaksan et Inqaku, pour Sipho en tout cas c'était évident. Il n'était même pas sûr de pouvoir dire qu'il aimait sa mère après tout ce qu'il avait vu d'elle: Des paroles, rien que des mots mais il avait l'impression de lire en elle, il voulait absolument qu'elle soit le mal qu'il cherchait à écraser, il fallait que ce soit elle alors en toute logique c'était ce que le Consul devait représenter pour sa propre fille.

N'était-ce donc pas évident, le problème venait de là. Non pas de la dictature qui était une bonne chose, les peuples avaient besoin de se plier aux ordres de celle ou celui qui connaissait bien mieux qu'eux leurs besoins et leurs envies... Mais ces chef là, peut importe comment ils étaient appelés que ce soit Mère ou Consul n'étaient rien de plus que des malades avides de sang et de violence et ils avaient engendré derrière eux une génération aveuglés par ces valeurs.

- Pour qui te bats-tu réellement, Jacayl? Il s'était assis, plus grave. C'est vraiment la haine qui te pousse à décimer mes frères et mes soeurs? Tu les déteste vraiment autant ou bien cherches-tu à faire plaisir à ton père?

Il s’énerva, encore. Jacayl faillit rouler des yeux mais préféra réserver ce mouvement à ses épaules nouées. Elle n’avait pas réalisé qu’elle s’était crispée jusque-là. Elle baissa les yeux vers l’eau qui susurrait en passant entre eux ; sans elle, peut-être que la source de leur haine se serait asséchée depuis des années. Le fait qu’ils ne puissent s’affronter que deux fois par an devait jouer. Oh, oui. Cela laissait la tension s’accumuler, les rendait impuissants. Or, Cidanka se targuait d’avoir réponse à tous les problèmes par la force. Ne pas pouvoir en faire usage — ni même l’exhiber par des menaces — participait sûrement à rendre leurs cœurs plus farouches.
Elle retint un soupir. Elle aurait préféré mourir que de reconnaître que les paroles de Sipho avaient du sens, pour elle. Se jeter dans l’eau glacée était plus séduisant que de lui faire le plaisir d’abdiquer, de céder. Elle ne voulait pas lui donner l’impression d’être influençable ; Jacayl était à peu près certaine de ne pas l’être.

Tais-toi ! faillit-elle hurler. Elle parvint à garder au-dedans sa douleur — parce que, oui, ouvrir les yeux était une souffrance — sans couper Sipho. Sipho qui poursuivit. Sipho qui remua la lame déjà enfoncée dans son cœur. Elle le sentit battre plus fort. Elle ouvrit la bouche, la referma. Ses lèvres tremblèrent. Son masque de contrôle de soi bougea, fondit peu à peu. Son trouble s’afficha au grand jour, la laissant presque nue face au prince ennemi. Elle eut l’impression de trahir les siens en réalisant qu’il avait raison. Elle crut défier la raison Cidanka en regardant les faits comme il les lui présentait. Elle dut réprimer avec violence son besoin de faire demi-tour pour disparaître de sa vue. Elle enfonça les griffes dans le sol, en proie à ce sentiment de malaise d’avoir compris quelque chose qui avait le pouvoir de bouleverser le monde qu’on avait connu. Elle posa sur lui des yeux ardents. Deux braises qui affichaient un mélange d’aigreur rancunière et d’une pseudo-reconnaissance fière. Elle déglutit péniblement.

— Je ne sais pas, s’entendit-elle avouer, la voix rauque. Elle lécha ses lèvres qui se fissuraient sous les assauts de son souffle chaud. Est-ce qu’elle haïssait les Khomba ? Son sang lui disait que oui. Son cœur, lui, n’en était pas si sûr. Elle avait réussi à aimer Sipho. La violence de l’entraînement — doublée d’une bonne dose de bourrage de crâne — avait réussi à tarir la source de ses sentiments mais sa loyauté demeurait là, immuable. Une fidélité qui l’obligeait à voir le vrai sous la grosse couche de faux : s’il lui avait été possible d’apprécier Sipho, d’une manière ou d’une autre, la même chose devait pouvoir se produire pour un autre membre de son clan. Peut-être que si d’autres enfants Cidanka rencontraient de jeunes Khomba, la morale psychédélique de leurs clans n’auraient pas encore eu suffisamment le temps pour réécrire leurs ADN en remplaçant amour par haine. Je ne sais pas ce que tu espères obtenir, Sipho. Ni le Consul, ni la Dame ne renonceront. Ça, au moins, Jacayl en était persuadée.

HATRED

- Je ne sais pas ce que tu espères obtenir, Sipho. Ni le Consul, ni la Dame ne renonceront.
- De leur vivant. Avait-il aussitôt emboité le pas. Sipho n'était pas si compliqué et secret qu'il pouvait sembler l'être par moment; Il était d'ailleurs bien loin d'être un exemple de pacifisme, c'était un étendard qu'il aimait brandir lorsque ça lui chantait mais ses idéaux ne laissaient que très peu de place à la non-violence, à l'écoute ou bien à la quiétude. Avait-il été si différent de ce qu'il dénonçait chez les siens et chez l'ennemis? Après tout comme Jacayl il était le fruit d'années d'enseignements haineux et endoctrinants.

Le Prince s'était redressé; J'espère que nous pourrons nous revoir après l'affrontement... Une façon bien propre à ceux qui se déchiraient dans cette guerre qui semblait millénaire de demander de ne pas mourir. Il tenait à elle, il tenait à pouvoir la revoir, au du moins l'idée qu'il s'était fait d'elle...

De leur vivant.

Un frisson d’effroi secoua son échine. Elle ouvrit les yeux, horrifiée. Il ne venait pas réellement d’envisager le pire, pas vrai ? Il s’agissait de leurs parents ! Jacayl n’avait pas la fibre familiale pour un sou — du moins, pas à sa connaissance — mais il lui semblait impossible que son père meure. Elle n’aurait plus rien après. Lui prouver sa valeur était la seule chose qui l’intéressait depuis des années. Peut-être depuis ses premiers mois, jour où Jacayl avait compris que seul un enfant fort arriverait à voler une seconde du précieux temps de Ksanaksan. Elle pinça les lèvres si fort qu’un peu de sang coula entre ses dents. Elle ne pouvait pas croire qu’il avait réellement évoqué la mort du consul, de la dame. Elle était sa mère.
Elle l’avait mis au monde.

Elle se calma seulement quand il passa du coq à l’âne. Il s’était au moins abstenu de lui faire remarquer qu’elle pourrait essayer de se servir de son titre de princesse pour s’insinuer jusqu’à son père, puis le poignarder dans le dos. Elle ne le ferait jamais. Peut-être que Sipho le savait. Il la connaissait… Plus ou moins. Elle le fixa un moment, une drôle de mélancolie dans le cœur. Elle avait peur de ne plus jamais le revoir. Ce ne serait pas une douleur atroce, de le perdre ; ce serait plus comme dire adieu à un vieux souvenir qui nous est cher, comme tirer un trait trop définitif sur un joli rêve. J’espère que tu vaincras chacun de tes adversaires, Sipho. Même si ça doit vouloir dire qu’il y aura de nouveaux corps dans le Charnier. On se reverra, j’en suis persuadée. Ici ou là-haut, conclut Jacayl en désignant le ciel de la griffe. Elle lui sourit doucement, avec une espèce de nœud dans la gorge, des nuances de regret dans les yeux, puis fit volte-face pour s’enfoncer dans Ukungu. Sa patrie.