Plus les semaines passaient, et plus je voulais m'enfuir de cet endroit. Je n'étais pas à ma place ici, et malgré mon amitié avec Nahama, chaque jour me semblait encore pire que le précédent. Mes pattes m'emmenèrent là où Bidiks m'avait ramené pour la première fois, lorsqu'elle m'avait sauvé, et que j'avais perdu les miens.

Une odeur putride me prit à la gorge, et un champ de cadavre se dessina devant moi. Les corps avaient laissé place à des squelettes, et quelques charognards venaient décortiquer ce qu'il pouvait bien rester comme nourriture. Un bien triste spectacle, et tout cela à cause de cette guerre entre les Cidanka et les Khomba. Comment des lions pouvaient-ils se déchirer ainsi ? Et comment les Cidanka pouvaient'ils se permettre de ramener de pauvres étrangers au beau milieu de cette guerre ?

Tout ceci était trop pour moi. Assise sur une petite hauteur, je fixais le champ de cadavre en décomposition sous mes yeux. Tout était silencieux, et seul les cris des vautours brisaient le silence environnant.

Ses billes pâles observaient le camp. D’apparence, Jacayl donnait l’impression de paresser simplement ; en réalité, ses prunelles frôlaient souvent les corps des autres recrues. La plupart revenait de l’entraînement, comme elle. Elle les avait regardé se battre, suer, saigner. Il y avait même eu des larmes au coin des yeux, pour quelques-uns. C’était ceux-là que la jeune lionne reluquait. Elle essayait de deviner leurs limites. Elle évaluait leurs faiblesses, puisqu’ils avaient osé les montrer. Ils étaient là depuis des mois, pourtant. Ils devaient les connaître, maintenant.

Elle secoua la tête avec désapprobation, puis soupira. Elle remarqua qu’un individu manquait à l’appel, néanmoins. Une femelle. Elle plissa les paupières, réduisant ses yeux à l’état de deux fentes vengeresses. Elle n’aimait pas les fainéants. Elle se releva donc doucement, veillant à ne pas attirer l’attention plus que de raison, avant de se lancer sur les dernières pistes laissées par la lionne plus âgée. La concernée était une adulte, désormais. Elle était censée se comporter comme tel ; aussi, Jacayl espérait que l’Étrangère se donnait du mal pour accomplir une tâche quelconque. Les Toubibs aussi devaient être assidus.

Les odeurs abandonnées par l’Étrangère — la princesse ne se rappelait plus de son nom — la menèrent là où, précisément, il n’y avait rien à faire : le charnier. Elle ravala le grognement qui grandissait dans sa gorge en s’approchant d’un pas léonin. Ses lèvres demeurèrent habillées d’une expression qui se voulait neutre — ni joviale, ni menaçante. Elle dévora les derniers mètres, posa les billes sur les corps plus ou moins décomposés, et finalement s’essaya avec grâce et dignité. Elle devait ressembler à une princesse guerrière, aujourd’hui.

— Ils ne peuvent rien faire pour toi, je le crains. Ils sont morts. Elle énonça cela comme la chose la plus normale du monde. Sa propre mère reposerait là, un jour. Une mère que Jacayl ne pourrait pas pleurer, parce qu'il n'était pas question d'exhiber la douleur comme on le ferait avec une parure d'os. Elle avait une fierté. Moi, par contre... Eh ben... Je suis là. Si je peux faire quelque chose pour toi.

Comme te botter les fesses pour que tu te bouges.

Je n'entendis pas la jeune Princesse arriver. Sûrement trop plongée dans mes pensées, le reste ne m'importait peu à ce moment précis. J'avais simplement l'impression d'entendre les cris de ces anicens combattants, qui étaient morts ici, résonner dans ma tête. Tant de morts, qui n'ont même pas eu la chance d'avoir un enterrement digne de ce nom. Ils gisaient là, bouffés par les charognards...

— Ils ne peuvent rien faire pour toi, je le crains. Ils sont morts. La voix monotone de Jacayl me sortit de mes pensées. Comment pouvait-elle dire cela avec tant de calme, comme ci tout ce qui se trouvait sous nos yeux était normal ? Moi, par contre... Eh ben... Je suis là. Si je peux faire quelque chose pour toi.

Tsss... Que pouvait bien faire la Princesse Cidanka pour moi ? Tout ce que je désirais, c'était de retrouver les miens, mon groupe, ceux qui m'avaient accueilli lorsque je n'étais encore qu'une jeune adolescente. Mais elle n'en ferait rien. Aucun Cidanka n'accepterait de me voir partir, alors qu'il fallait se l'avouer, je n'étais pas l'une des leur, j'étais incapable de me battre, incapable de retenir mes nausées lorsqu'une amputation allait être effectuée, et je n'étais pas capable de me dire que ce champ de cadavre était quelque chose de "normal". Non, je n'étais pas une Cidanka.

- Pardonnez moi Princesse Jacayl, avais-je répondu avec politesse, car après tout, elle était la fille du Grand Consul. Je ne pense pas que vous puissiez faire quoique ce soit pour moi. La vie ici, elle n'est pas facile pour quelqu'un comme moi.

J'ignorais si la femelle prendrait pitié, ou bien me ferait la leçon, mais je m'en moquais. Depuis mes 6 mois ici, j'avais appris que les Cidanka n'étaient pas des enfants de chœur, surtout avec les nouvelles recrues tel que moi. Elle pouvait bien faire ou dire ce qu'elle voulait, cela m'était bien égal.

Les excuses de l’Étrangère lui arrachèrent un soupir. Elle n’aimait pas réellement être appelée Princesse ; pour cause, cela rappelait son lien de parenté avec le Consul ; un lien qui ne lui était d’aucune utilité. Elle avait seulement eu le droit à plus de regards posés sur elle durant son enfance, car on n’admettait pas qu’une enfant issue d’une lignée pareille puisse échouer. Elle n’avait jamais reçu plus d’égards de la part des Légionnaires, ni plus de reconnaissance par ce biais. Elle se sentait diminuée, en réalité, quand on lui servait des « Princesses » à foison. Ouais.
Elle haussa les épaules en délaissant enfin le charnier des yeux. Elle ne comprenait pas ce que l’autre était venue chercher ici. Il n’y avait rien. Les morts ne parlaient pas, ne conseillaient pas, n’endurcissaient pas. Ils étaient morts. Beaucoup des corps reposant là ne le seraient plus dans un ou deux ans. Même les os auraient disparu, disséminés aux quatre vents par les oiseaux.

Elle demeura silencieuse. L’Étrangère venait de la repousser. Poliment mais les faits n’en étaient pas moins criants. Pouvait-elle seulement se permettre de rejeter une invitation si généreuse d’une Cidanka ? Non. Elle l’avait fait, néanmoins. Jacayl se demanda pourquoi. Elle pencha la tête sur le côté en observant la lionne avec un mélange de désapprobation et de curiosité. Au final, un nouveau soupir échappa à ses lèvres, puis ses yeux retrouvèrent leur chemin vers les ombres du champ. Elle pesa ses mots. Elle savait que la violence n’avait pas fonctionné avec la pièce rapportée. Les moqueries quotidiennes n’avaient sûrement fait qu’étoffer sa haine pour le clan ; alors… Il ne lui restait pas beaucoup d’options pour dompter l’animal. Cela étant, Jacayl se pensait plus maligne que la plupart des instructeurs. Au moins quand il était question de relations.

- Très bien. Dans ce cas... Je ne comprends pas ce qu’il y a de si affreux à vivre ici. Tu es nourrie, logée… Elle fronça les sourcils. La réponse l’intéressait réellement, pour dire vrai. Elle avait du mal à cerner les recrues qui venaient d’Ailleurs. Ils semblaient avoir eu des vies si opposées à la sienne qu’ils voyaient Cidanka comme un Enfer. Jacayl, elle, n’avait connu que cela. Comment c’était, là-bas ?
Là-bas, l’Ailleurs où aucun Cidanka ne partait longtemps. Ils avaient leurs vies, ici. Pourquoi aller là où rien ne les attendait ? Elle se racla la gorge. Elle avait posé la dernière question d’une petite voix presque enfantine, comme si sa vieille curiosité osait repointer le bout de son nez. D’une voix encore plus basse — presque un murmure —, Jacayl ajouta : C’est quoi ton nom ?

Quelque chose la dérangea, Jacayl. Quelque chose dans la voix, dans le choix des paroles ; une chose qui lui donnait l’impression que l’Étrangère s’adressait à une enfant. Un frisson glissa le long de son échine. Un frisson de quoi ? Elle ne savait pas. De gêne, de mépris.
Elle réalisa que la lionne avait employé son nom à la fin de sa première phrase. Voilà le problème. Il n’y avait que les vieux pour prononcer le nom — en entier, de plus — à la fin d’une phrase. Cela donnait immédiatement une dimension… moralisatrice qui n’avait pas lieu d’être. Elle demeura cependant silencieuse. Elle ne pouvait pas sauter à la gorge de quiconque avait le malheur d’utiliser des mimiques similaires à celles de sa mère. L’Étrangère ne l’avait peut-être même pas fait à dessein. Aussi, Jacayl ravala les braises qui lui brûlaient les papilles pour seulement froncer les sourcils.
Elle ne voyait pas ce qu’il fallait de “plus” qu’une bonne bouffe accompagnée d’un lit “confortable” ; sachez bien sûr que, pour Jacayl, avait l’air confortable ce qui ne prenait pas la pluie. Il n’y avait rien de pire qu’une drache pour vous ruiner la nuit. Elle plissa les yeux, se concentra pour comprendre la lionne. L’Ailleurs était différent. Différent.

Quelque chose l’anima, Jacayl. Quelque chose dans la voix, dans le choix des paroles ; une chose qui lui donnait l’impression que ”l’Étrangère” était sincère. Elle avait ce quelque chose que seuls les mômes éprouvaient à Cidanka. Avant que la Formation ne les étouffe. Elle laissa ses paupières recouvrir le vert doux de ses yeux, s’accorda un moment pour s’imprégner. Elle imagina ce qu’on lui décrivait. Elle avait l’impression que la lionne criait, à ses côtés. Des hurlements quasiment muets, comme ses propres pleurs de bébé-soldat à l’époque des premières séparations avec sa mère.
À l’époque où la réalité était venue frapper à sa chambre-prison pour la première fois.
Ses lèvres formèrent un sourire béat en se souvenant de sa première rencontre avec Sipho, alors que Jacayl fuguait. Elle était à peu près sûre que cela ressemblait à ce que ”l’Étrangère” disait. Sipho ne ressemblait en rien à un Cidanka. Elle se soupçonnait d’être tombée amoureuse de lui pour cela — au moins en partie.

Elle rouvrit les prunelles pour lancer un regard compatissant à la lionne. Elle venait d’avouer souffrir du manque ; il s’agissait d’une faiblesse, non ? Machinalement, Jacayl classa l’information dans un coin de son cerveau mais éprouva une culpabilité sourde. Elle se jura de ne pas l’utiliser dans l’immédiat. Ou, du moins, de ne pas l’ébruiter. Son cœur se serra. Elle avait aussi ressenti le manque, durant la toute petite enfance. Elle s’en souvenait comme d’un sentiment diffus mais poignant. Un sentiment difficile à comprendre mais ô combien prégnant.
Sans savoir comment bien s’y prendre, la Cidanka pure se rapprocha de la lionne. Un peu. Puis encore. Jusqu’à ce que leurs fourrures se frôlent. Elle se dépêcha de fixer un point au loin, là où les corps décomposés l’empêchaient d’oublier sa réalité. L’autre s’appelait Nsiese, donc. Nsiese qui lui posa une question qui lui déchira le cœur. Elle baissa la tête pour observer le sol soudain immensément intéressant. Ses lèvres se déformèrent d’une moue. Elle réfléchit un long moment sans dire un mot. Elle estimait le lui devoir. La lionne avait été honnête avec elle. Elle avait sûrement été malmenée plus que de raison par les siens mais n’avait pas mâché ses paroles à son égard pour autant. Cela forçait l’admiration. Un peu.

- J’ai connu autre chose. Elle plongea ses grands yeux dans ceux de la femelle plus âgée. Tu as sûrement entendu les rumeurs concernant ma relation avec le prince Khomba. Elles sont vraies. Je pense que si l’occasion de partir avec lui s’était présentée lorsque j’étais plus jeune, je l’aurais fait. Probablement. Parce que j’ignorais qui j’étais, à ce moment-là. Aujourd’hui, je sais que ma place est ici. Je suis Cidanka. Pas parce que mes parents le sont, pas parce que j’ai “peur” de l’Ailleurs. Simplement parce que ce mode de vie me convient. Je m’ennuierais, je crois, là-bas.

Elle songea encore un peu, pesa le pour ou le contre. Il lui semblait que le charnier perturbait la lionne.

- Tu sais… C’est notre manière de mourir dans l’honneur. J’imagine à quel point c’est difficile à comprendre pour quelqu’un qui n’est pas d’ici mais… Chacun de ces lions s’est illustré. Chacun de ces lions a marqué Cidanka, a laissé une empreinte de son passage. Si nous les laissons là, au su des charognards, c’est parce que nous sommes reconnaissants ; la Nature nous a nourri de notre naissance jusqu’à notre mort. C’est normal que nous nourrissions ses autres enfants après avoir rendu notre dernier souffle. Ils ne souffrent pas. Ils sont déjà partis.

Elle se demandait si l’autre pourrait comprendre. Elles étaient si différentes.

Alors que j'expliquais "l'ailleurs" à Jacayl, celle ci sembla m'écouter, avec attention même. Cela m'étonnait, mais je devais avouer que j'avais cette impression, enfin, qu'un Cidanka pouvait faire preuve d'un minimum de compassion. La Princesse testa même un contacte physique pour me réconforter. Ce n'était pas grand chose, mais lorsque l'on passait 6 mois sans aucun geste de tendresse, cela signifiait beaucoup, et lorsque je sentis la fourrure de Jacayl contre la mienne, un petit sourire de remerciement s'afficha sur mon visage. L'avait-elle vu ? Je l'ignorais, mais j'étais reconnaissante envers elle.

Puis, la femelle me raconta son histoire. Celle qui avait apparemment fait jaser les Cidanka comme les Khomba, sa relation avec le Prince ennemi. Elle m'avoua même que si l'occasion s'était présenté lorsqu'elle était plus jeune, elle se serait enfuit avec lui.

Moi, j'écoutais la femelle sans aucun jugement, me demandant surtout à quoi ressemblait le Prince en question. Jacayl m'expliqua ensuite qu'elle avait choisi de rester, car elle était à sa place chez les Cidanka. Je comprenais ce qu'elle voulait dire, et durant un instant, je me surpris à éprouver de la compassion pour le clan Cidanka. Ils étaient des brutes, s'entraînant pour devenir plus forts chaque jour, mais ils avaient ce lien de famille indestructible qui me manquait tant depuis que ma mère était morte.

Les Msafara avaient été mon unique famille durant plusieurs mois, mais les liens qui nous unissaient étaient fragiles. Les Cidanka eux, étaient soudés, liés les uns aux autres comme une véritable famille... Je t'envie, avouais-je à Jacayl. Tu sais parfaitement ce que tu veux, et tu sais ce que tu dois faire pour l'obtenir. Moi, je ne sais même pas si les miens m'ont regretté ou non. Peut-être ne m'ont-ils même pas cherché du tout...

Tout se bousculait dans ma tête. Cette discussion avec Jacayl remettait en doute tout ce à quoi je croyais. Avais-je réellement envie de retrouver les Msafara ? Après tout, ici, j'avais une amie, Nahama, et peut-être que Jacayl deviendrait également une lionne proche de moi si l'on apprenait à se connaitre mieux, et mon apprentissage de Toubib, bien que compliquait, portait ses fruits petits à petits... Mon regard posé sur le champ de cadavres, j'entendis la Princesse Cidanka reprendre la parole à nouveau, m'expliquant que laisser les corps sur un champ de bataille n'était pas un déshonneur, mais une manière pour les Cidanka de remercier la nature, en laissant les morts nourrir les autres créatures.

Bien qu'au début, ses paroles me choquèrent, ma vision des choses changea rapidement, et une nouvelle fois, je me surpris à accepter la vision des Cidanka. Allais-je finir par trouver ma place dans ce clan finalement ? Je ne voyais pas les choses de cette façon, avouais-je à la jeune lionne. Le silence s'installa de nouveau durant quelques secondes avant que je ne reprenne la parole.

- Je peux te demander quelque chose, dis-je en me tournant vers Jacayl. Ce... Prince Khomba, tu l'a aimé, mais, éprouve tu toujours quelque chose pour lui ? Enfin, n'as tu pas peur de changer d'avis, ou de regretter de l'avoir laissé ?

Jacayl posa deux prunelles compréhensives sur la lionne qui verbalisait ses doutes. Elle pencha doucement la tête sur le côté, les paupières un peu plissées alors que ses méninges se rallumaient. Ne pas savoir la gênait, hein ? Ben, Nsiese était à Cidanka. Personne ne résistait au plaisir de se vanter, ici ; si quelqu’un avait vu des lions, le clan se serait arrangé pour les forcer à les rejoindre. Le fait qu’aucun proche de Nsiese n’ait été attrapé… prouvait qu’ils n’avaient sûrement pas cherché. Elle se garda néanmoins de le dire tout-haut. La lionne n’avait pas le moral, le but n’était pas de lui foutre encore plus de plomb dans l’aile. Dieu seul savait si Nsiese ne risquait pas de se laisser mourir de faim si l’information fuitait.
Elle souleva distraitement une patte molle pour la poser doucement sur l’épaule de l’ancienne Étrangère. Cela ne dura pas. Seulement une demie-minute comme pour dire « hé, je suis là » avec la maladresse propre aux Cidanka. Jacayl ne s’abaissait jamais vraiment à ce niveau, à l’accoutumée. Elle ne passait pas de la crème dans le dos des autres recrues après qu’elles aient été molestées lors des entraînements. Parce que les recrues n’en avaient pas besoin. Nsiese n’était pas une recrue. Pas vraiment. Il s’agissait d’une pièce rapportée, récente qui plus était. Elle avait encore des sentiments à fleur de peau — ceux-là même qu’on brisait dès l’enfance pour que les purs ne se perdent pas en chemin.

Elle sembla un peu surprise que Nsiese s'accommode si facilement de ses explications ; elle qui, quelques secondes auparavant, semblait si révoltée par le Charnier. Elle n’était peut-être pas si irrécupérable que cela. Peut-être qu’ils finiraient par la façonner à leur image. Dans ce cas, le choix du Consul aurait été justifié. Dans ce cas, les rapts deviendraient une habitude.
Elle se redressa, assise, le dos droit, le visage digne. Son expression neutre cachait sa réflexion intense alors que de nouvelles questions se bousculaient aux lèvres de la Toubib. Décidément… Elle parlait beaucoup. Bien sûr, Jacayl ne dirait pas la vérité concernant Sipho. Il fallait que les autres croient réellement que la Cidanka l’aimait encore.

- Bien sûr. Des sentiments comme ceux-là ne s’évanouissent pas du jour au lendemain, même pas sous la contrainte. Mais je sais que ça ira, du moment que je ne lui révèle jamais rien. J’aime mon clan, je ne le trahirai jamais. Même jeune, je pensais déjà comme ça. Je ne lui ai jamais rien révélé. D’ailleurs, je lui sauve la vie en gardant le silence ; Ksanaksan le ferait assassiner s’il en savait trop. Père se chargera d’ouvrir le ventre de n’importe quel traître qui menace l’intégrité Cidanka. Même s’il devait s’agir du mien… Une petite braise s’alluma dans ses yeux clairs. Mais je ne lui en laisserai pas le temps. Je m’éviscererais moi-même si je devais trahir mon peuple.

Elle était très sérieuse, Jacayl. Elle laissa le silence prendre le dessus un moment, puis fronça les sourcils, et lorgna Nsiese.

- Tu es amoureuse de quelqu'un ? C'est pour ça que tu as autant de mal à vivre ici ? Parce que tu l'as laissé dans l'Ailleurs ? Je peux aller le chercher pour toi, si c'est la seule chose qui pose un problème.

Jacayl me surprit par sa façon d'être. Si mes premières impressions la concernant n'étaient pas franchement bonnes, je devais avouer que ce moment passé avec elle augmentait l'estime que je lui portais. Elle était à l'écoute, ce qui, je devais l'avouer, m'étonnais beaucoup de la part de la fille du Grand Consul. Après tout, je n'étais qu'une étrangère, elle aurait pu très bien me mépriser, et rapporter à son père qu'elle m'avait vu déprimer devant un champ de cadavres. Mais curieusement, je me disais qu'elle n'en ferait rien. Que cette discussion resterait entre nous. Avais-je raison ou bien tort de lui accorder ma confiance ? Seul l'avenir me le dirait.

La jeune femelle répondit alors à ma question concernant son amour pour Sipho. Elle m'expliqua qu'elle l'aimait toujours, mais qu'elle ne trahirait pas son clan, jamais. Elle alla même jusqu'à dire que son propre père serait capable de faire couler le sang de sa fille si elle trahissait son clan. Mon ventre se serra. Et si quelqu'un apprenait que j'avais parlé à deux Khomba, et que je leur avait dit que les Cidanka enrôlaient des étrangers ? Cela ne devait pas se savoir...

La question de Jacayl me sortit de mes pensées. Tu es amoureuse de quelqu'un ? C'est pour ça que tu as autant de mal à vivre ici ? Parce que tu l'as laissé dans l'Ailleurs ? Je peux aller le chercher pour toi, si c'est la seule chose qui pose un problème.

Je fixais la Princesse sans comprendre. Il me fallut un moment avant de vraiment réagir. Oh non, je ne suis amoureuse de personne ! Avais-je répondu, à moitié gênée. Je n'ai pas le temps ni l'envie pour ça. Et puis, je vais être honnête, si j'étais amoureuse de quelqu'un je n'aurais pas envie qu'il vienne ici, tout simplement car j'aurais trop peur qu'il meurt durant un combat. Je me tut un instant, avant de demander à Jacayl. Comment s'appelle ce Khomba ? Et... Tu n'as pas peur qu'il meurt durant l'une des batailles Cidanka/Khomba ?

Jacayl fronça d’abord les sourcils en lorgnant Nsiese. L’autre la fixait sans réagir, sans répondre. Il lui prit l’envie soudaine de la secouer, de la ramener dans le monde, le vrai. L’autre ne lui en laissa pas l’occasion. Elle se ressaisit, récupéra les lambeaux de sa conscience éparpillée vers des cieux que la lionne sable n’avaient jamais espéré voir un jour. Elle haussa finalement un sourcil, l’air soupçonneuse. Elle éclaira précipitamment sa lanterne. Non, Nsiese n’était pas amoureuse. La suite lui arracha d’abord une moue qui passa de l’indignation à la colère, puis à la compréhension. Elle qui était généralement si maîtresse de ses émotions les laissa couler sur sa bouille sans y réfléchir. Ses propres songes migrèrent vers Sipho. La question de Nsiese avait du sens. Jacayl pensait souvent aux conséquences d’un amour pareil. Le chagrin était inévitable.

Un nouveau sentiment s’inscrivit une ou deux secondes dans ses yeux : la hantise. Elle le chassa en haussant les épaules, les mâchoires serrées malgré tout. Sipho. Il s’appelle Sipho. Elle chercha maladroitement ses mots. On finira tous deux dans les Charniers de nos peuples. C’est comme ça. Je n’aimerais pas avoir à me battre contre lui moi-même mais je ferai ce qu’il faut, si cela devait arriver. J’honorerai Cidanka. C’est… (Sa voix mourut dans un murmure.) comme ça.
Ses lèvres restèrent entrouvertes pour lâcher un soupir silencieux. Oui. C’est comme ça.

- Sipho. Il s’appelle Sipho. Alors voilà le nom du Khomba qui avait fait tourner la tête à Jacayl... Je restais silencieuse, enregistrant ce nom pour moi même, avant de me concentrer de nouveau sur les paroles de ma cadette. On finira tous deux dans les Charniers de nos peuples. C’est comme ça. Je n’aimerais pas avoir à me battre contre lui moi-même mais je ferai ce qu’il faut, si cela devait arriver. J’honorerai Cidanka. C’est… comme ça.

Ses derniers mots avaient été murmurés. Jacayl avait du mal à accepter réellement la situation, cela se sentait. Elle était une Cidanka, elle refoulait simplement ses émotions, car elle savait que ce Sipho n'aurait jamais la possibilité d'avoir une place dans sa vie. Mais la pauvre femelle me faisait de la peine. Comment pouvait-elle renier ses sentiments comme ça, juste à cause d'une guerre qui pourrait peut-être s'arrêter ?

Jacayl soupir, et je fis de même, préférant ne rien ajouter de plus à ce sujet. La Princesse avait déjà répondu à beaucoup de mes questions, et bien qu'elle s'était faite une raison à tout cela, j'étais persuadée qu'au fond d'elle, elle regrettait ce Khomba. Mais ce n'était pas à moi de lui dire ce qu'elle avait à faire ou non. Jacayl devait écouter son coeur, et lui seul lui dicterait la voie à suivre.

- Je suis heureuse d'avoir enfin pu parler avec toi. Avais-je enfin reprit après un instant de silence. Tu m'as permis de réfléchir sur ma position dans le clan, et tu m'as également permis de mieux vous comprendre. Je laissais apparaître un léger sourire sur mon visage, avant de me lever, de m'étirer, et de m'éloigner du Charnier. Je te remercie Jacayl. Je vais retourner voir ma Cohorte, pour leur demander en quoi je peux être utile.

Après un signe de tête, un regard amical et un petit "Salut", je me mis à trottiner d'un pas un peu plus assuré en direction de la Caserne. J'ignorais si Jacayl avait apprécié d'en apprendre un peu plus sur moi, mais moi, je ne regrettais pas cette discussion.