C'était l'un de ces jours où le ciel était gris et où l'ambiance s'apprêtait clairement à celle d'un champ de bataille. Cela faisait quelques jours à peine que Togotan avait officiellement rejoint la cohorte des Canonniers et il en était fier. Si fier qu'il ne put s'empêcher de se rendre au bord de la rive histoire de prendre connaissance de son futur champ de bataille favori. Qui sait, peut-être même aura-t-il la chance d'avoir un petit avant goût de ce qui l'attend ?

Bien qu'il fut loin d'être un simple gros tas de graisse incapable de faire deux mètres sans être essoufflé, il était tout de même arrivé à la rive sud en haletant. Il faut dire que trottiner du lieu de vie de la Légion jusqu'à la frontière au pas cadencé ne faisait pas office de simple balade. Mais Togotan s'était imposé ce rythme car il voulait simuler cette ambiance de guerre. Après tout, si le temps lui-même s'y prêtait et quitte à se rendre en lieu de discorde, autant jouer le jeu à fond ! Et puis notre gros lion s'amusait bien à mettre en scène cette petite pièce.

Une fois au bord de la rive, il prit le temps d'admirer l'endroit. C'était si paisible, l'ambiance n'avait absolument rien de pesant ou d'excitant. Cela déçu un brin notre jeune mâle ; lui qui s'était tant investi pour donner à un son "périple" un semblant de vraisemblance, le destin n'avait pas l'air de vouloir se prêter à son jeu. Dommage. Il aurait tant espéré croiser une patrouille au loin. Il se serait amusé à leur gronder dessus, à tenter de les défier, de les effrayer de par sa puissance et son imposante carrure !

Sa gueule étant donc asséchée par sa course, Togotan, encore essoufflé, s'approcha alors de l'eau pour se désaltérer. Puis, tandis qu'il lapait l'eau, une petite feuille passa sous son museau et une idée lui vint en tête. Quitte à être là, autant s'amuser un peu ! se dit-il, un sourire malicieux venant étirer ses babines.

Alors, comme un lionceau, il se redressa vivement, se retourna et donna un grand coup de pattes dans un petit tas de feuilles à proximité. Et aussitôt, l'immense lion se mit à bondir sur place, fendant l'air de ses griffes et donnant des coups de crocs dans le vide. Il grondait et feulait comme un bébé. De l'extérieur, la scène devait être des plus amusante. Mais, après tout, il était seul. Quelques minutes d'enfantillages ne faisaient pas de mal !

Si elle est la Souris, alors lui, c'est un Ours.

Cachée au milieu des buissons de son côté de la rivière, Impuku observait le lion étranger. A première vue, il lui sembla qu'il s'entraînait : c'était un Cidanka, après tout ! Mais elle entendait sans mal les grognements puérils et les feulements enfantins – tant de signaux qui auraient pu paraître agressifs aux autres Khomba mais qui, à ses oreilles, sonnaient comme les plus innocents des appels. Alors, elle commença à se demander s'il n'était pas plutôt en train de jouer et, retenant son souffle de peur d'être découverte, elle resta là à l'observer un moment.

Pour une fois, elle était venue à la frontière dans un but purement innocent : elle avait espéré revoir Nsiese, pour s'assurer qu'elle était toujours en vie. D'un côté, elle ne voulait pas la revoir, car elle lui avait bien dit de ne pas se remettre en danger en s'aventurant encore si près du territoire Khomba; mais de l'autre, elle se rongeait les sangs à l'idée que la jeune lionne ait pu se faire découvrir et massacrer par les Légionnaires.
Pour une fois, donc, elle n'était pas venue dans l'espoir d'apercevoir un beau guerrier exotique, et pourtant... c'était justement ce qui s'était montré à elle. Alors, elle s'était aussitôt plaquée au sol, paralysée d'effroi.

Mais elle ne pouvait décemment pas rester là indéfiniment. Réunissant tout son courage, Impuku décida donc de se lever et de faire doucement demi-tour – elle avait eu assez d'eye candy pour aujourd'hui et elle ne voulait pas se faire attraper par l'un des siens. Cependant, la discrétion habituelle de la Souris n'était pas infaillible, et surtout pas en face d'un Cidanka (aussi loin soit-il); en se relevant pour s'enfuir, elle secoua bruyamment les buissons sous lesquels elle s'était cachée. Une fois encore, son premier réflexe fut de se figer de peur – et elle darda son regard menthe sur l'ennemi d'en face avec effroi.

Qu'est-ce que ? Le bruit d'un buisson agité ?

Les pattes avant du molosse impactèrent violemment le sol dans un bruit sourd mais puissant. À ce moment même, son corps, qui se trouvait en parallèle à la rivière, pivota dans un mouvement aussi vif que fluide. Les oreilles droites, tous les sens en éveil, il s'était soudain transformé en une véritable sonde.

Il fronça fortement les sourcils, s'avançant lentement vers la rive, pas à pas, tel l'immense prédateur qu'il était. Son rythme de déplacement était constant, son visage fermé et sa bouche formait une moue concentrée à la fois pesante et… humoristique ?

C'est alors qu'il la vit. Une masse cristalline dans l'amas de noir que formait la forêt. Une lionne. Une petite lionne. Une Sublime lionne. Et elle le fixait, l'air totalement apeuré.

Son pelage bleuté trahissait ses origines comme le nez au milieu de la figure. Mais une question vint s'immiscer dans la tête de notre jeune mâle comme une aberration : Mais comment peut-on dire d'une telle créature qu'elle est vile ?
C'était impossible. Les Khombas ne pouvaient pas ressembler à cela. Elle était la première lionne aux couleurs lunatiques qu'il voyait. Et on lui a toujours dit que les robes des Khombas étaient d'un bleu désaturé. Comme la nuit. Comme la lune. Comme Elle.

Notre gros balourd ne put empêcher tout son corps de se détendre. Son faciès laissa place à une expression déconcertée, sa machoir se décrocha légèrement. Incontrôlablement. Elle était merveilleuse et lui totalement à l'ouest. Il était ébloui et elle était terrifiée. Comme une proie face à son prédateur ; elle était la Belle, sensationnelle. Et il se cantonna à rester la Bête, totalement hébété, durant cet éternel instant.

- Tu… lâcha-t-il, complètement bouche-bée, avant de simplement se limiter à un banal "wow…" à peine audible.

L'ennemi l'avait vue – forcément ! Et même si la rivière protégeait encore Impuku de son infranchissable courant, la pauvre se sentait vulnérable et en danger. Ce lion-là était... deux fois ? Trois fois plus gros qu'elle ? Peut-être même plus ! Et pourtant, il ne semblait pas ouvertement agressif : il se contentait de la fixer avec une expression qu'elle ne comprenait tout simplement pas.

Il avait un air un peu... absent ? Perdu ? Hébété ? Dans sa bonté, Impuku n'osa même pas penser le benêt – mais on n'en était pourtant pas très loin.
En tout cas, il n'y avait là rien de violent ou d'agressif; et ce fut cette constatation qui coupa la Souris dans son élan de fuite. Sa curiosité naturelle revint à la charge et, enfin, elle osa faire un pas vers l'eau. Un petit pas, suivi d'un deuxième, pour finalement sortir complètement des fourrés.

— Vous... commença-t-elle faiblement, avant de reprendre, sur un ton plus fort et faussement assuré : Vous ne pouvez pas passer ! Elle voulait se donner l'air d'une vaillante guerrière; alors, Impuku s'était redressée, avait ancré ses pattes dans le sol et avait froncé les sourcils en ne quittant pas le Cidanka du regard. Pourtant, sa voix tremblotait et ses pattes tremblaient de nervosité, prêtes à se déclencher comme un ressort au premier geste brusque. Elle n'avait absolument pas de quoi impressionner qui que ce soit, mais elle essayait, au moins – on pouvait lui accorder ça !

Et voilà que la Belle s'avançait vers lui. Et d'instinct, il recula. Non pas de crainte, non pas de méfiance, mais plutôt d'intimidation. Sa lumière était si puissante dans cette ambiance grisâtre que leur offrait le temps !

Elle venait donc vers lui. Se pourrait-il qu'elle soit intéressée ? Non ! Impossible. Jamais une aussi noble créature ne le pourrait.

Togotan en oublia même sa condition de Khomba. Il ne pouvait tout simplement pas concevoir qu'elle puisse être dangereuse. Et pourtant, elle le mit en garde. Enfin.. Si on pouvait appeler ça une mise en garde. C'était plutôt une affirmation. Une affirmation assez… peu affirmée. Cela lui fit prendre conscience de la situation et il sortit un instant de sa torpeur :

Secouant légèrement la tête pour reprendre ses esprits, il ferma les yeux et fronça les sourcils.

- Non mais ça suffit, tu n'vas pas te faire passer pour le gros débile de service devant l'ennemi non plus ! marmonna-t-il.

Et il redressa l'échine aussitôt, bandant fièrement ses muscles.

- Tu n'as aucun ordre à me donner, Khomba !

Ses paroles grondaient, ses cordes vocales tremblantes. Il avait dit ces mots d'une puissante voix rauque. Son expression accompagnait merveilleusement bien ses dires : un air sévère, presque menaçant. Mais…

Que venait-il de dire ? Cela n'avait aucun sens ! Elle ne lui avait donné aucun ordre. Elle avait simplement fait une affirmation ! Et lui n'avait même pas réfléchit avant de parler ! Ses sourcils se haussèrent soudain. "Quel idiot !" pensa-t-il alors que ses yeux devenaient ronds comme deux billes.

— Tu n'as aucun ordre à me donner, Khomba ! fit la voix tonitruante du grand mâle. Impuku en perdit toute sa maigre contenance, et sa fragile façade de guerrière n'eut pas besoin de plus d'aide pour se briser : elle eut le réflexe de se ratatiner sur elle-même et de baisser la tête, des larmes perlant déjà au coin de ses yeux. Elle avait peur et elle ne savait pas quoi faire. Son cœur battait la chamade tant la voix du guerrier blond l'avait chamboulée – elle avait tonné si fort, couvrant sans problème le bruit du courant ! Jamais elle ne serait capable de ça ! Mais c'était compréhensible : il suffisait de voir d'où sortait cette voix pour comprendre.

Ce lion avait un tonneau à la place du thorax, et un coffre terriblement puissant. Tout chez lui, en fait, respirait la force et la puissance, et elle ne donnait pas cher de la peau de ses adversaires. Pourtant, son visage affichait encore des traits juvéniles, en contraste avec la très épaisse crinière qui l'entourait. Se pouvait-il qu'il ne soit pas beaucoup plus vieux qu'elle ?

— E-Et v-vous non plus ! essaya-t-elle de répondre de sa petite voix de Souris. Et pourtant, le simple fait qu'elle le vouvoie témoignait du respect qu'elle éprouvait pour lui, et de l'intimidation qu'elle ressentait.

Oh ! Elle n’avait pas l’air d’avoir remarqué son idiotie. Tant mieux. Mais… que lui arrivait-il ? Elle se ratatinait désormais au sol comme une proie apeurée. Elle avait pourtant montré tant de courage en lui adressant la parole avec tant de conviction et la voilà qui perdait tout son courage en un rien de temps. Se pourrait-il qu’il ait réussi à l’impressionner ? Décidément, l’image que le gros mâle s’était forgée des Khombas tendait à être légèrement déformée face à un tel comportement.

D’un autre côté, cela flatta l’égo de notre gros bêta qui ne put alors s’empêcher de se pavaner devant la belle demoiselle avec fierté. La tête haute mais tout en ne détournant pas une seule seconde son regard de celui de la bleue, il se mit alors à faire les cents pas juste au bord de l’eau. Et plus il marchait, plus sa nuque se penchait en avant, son instinct de prédateur prenant alors le dessus, sa démarche devenant un brin oppressante. Puis il se stoppa net. Un mulot venait de passer sous son nez sans aucune pression.

- Non mais je rêve ? marmonna-t-il, les yeux rivés sur la bestiole.

Il oublia soudain toute la situation et se jeta dessus dans un bond ridicule, les pupilles dilatées comme un petit chaton qui découvrait les plaisirs de la vie. Ses pattes martelèrent ensuite le sol à multiples reprises. La boue éclaboussait son visage tandis que le mulot tentant de fuir… sans grand succès car il était bloqué entre les énormes paluches du molosse et l’eau de la rivière. Il était coincé entre la peste et le choléra. Du moins jusqu’à ce qu’il décide de prendre son courage à demain et, avec un culot monstre, bondisse par dessus la patte de Togo.

- Tu vas mourir pour avoir commis un tel affront ! rugit-il, agacé.

Ce dernier, dans une ultime tentative, croisa ses antérieures pour essayer tant bien que mal d’interrompre sa proie dans sa course folle pour la survie… et se rétama dans une roulade digne d’un maladroit lionceau.

Il commença à faire les cent pas sur la rive, sous l’œil apeuré de la Souris. Il avait l'air de traquer quelque chose – une proie inaccessible; oui, mais laquelle ? Quand elle se rendit compte que c'était elle la proie, elle sentit l'adrénaline lui fuser dans les veines et son cœur s'emballer de plus belle. Est-ce qu'il était en train de jauger les distances ? De s'échauffer, puis de prendre son élan pour espérer sauter par-dessus la rivière et atterrir sur sa rive ?? C'était impossible, hein ??

On ne savait jamais, avec les Cidanka ! En plus, il était si grand et semblait si fort qu'Impuku pouvait tout à fait imaginer ses grosses pattes le propulser jusque-là. Sa dernière heure était-elle donc venue ? Serait-elle la première Khomba de l'Histoire à mourir après qu'un Légionnaire ait franchi l'infranchissable courant ? L'élément déclencheur d'une nouvelle guerre ?
...
Il s'était arrêté. Le nez au ras du sol, fixé sur quelque chose que, de là où elle était, Impuku avait du mal à reconnaître. Était-ce... une petite bestiole ? Une souris, peut-être ? Il avait commencé à essayer de l'attraper, sous le regard interdit de la demoiselle – le pauvre n'avait pas beaucoup de succès et ressemblait de plus en plus à un gros ourson maladroit. Une comparaison fugace qui attendrit, l'espace d'un instant, le cœur tout mou de la bleutée.

— Tu vas mourir pour avoir commis un tel affront ! Ces paroles, si elles avaient été dirigées contre elle, auraient fait mourir Impuku d'effroi; mais la petite souris était bien plus téméraire que la grande et, en fieffée moqueuse qu'elle était, réussit à faire choir le géant dans une spectaculaire roulade. Et cette fois, Impuku ne put plus s'en empêcher. Elle laissa échapper, bien malgré elle, un léger rire. Loin d'elle l'idée de se moquer du mâle, bien sûr ! Mais n'était-il pas adorable ?

Heureusement, elle réussit à se reprendre bien vite et afficha un air coupable.
— Désolée, je ne voulais pas rire... Ses paroles allèrent plus vite que sa pensée; elles sortirent naturellement avant qu'elle ait eu le temps de se rendre compte qu'elle n'avait pas à s'excuser auprès d'un Cidanka. D'ailleurs, elle ne s'en rendit tout simplement pas compte du tout, et se redressa pour s'approcher encore de la rive, comme si toute la peur avait été balayée par la culbute du Légionnaire.

— Est-ce que tout va bien ? parla encore son cœur pur, toujours prompt à s'inquiéter pour autrui.

Togotan secoua vivement la tête, sa crinière s'agitant comme un plumeau qu'on épousstait. Venait-il réellement de se ridiculiser devant une ennemie ? Qu'allait penser son clan s'ils l'apprennaient ?

Le gros mâle entendit un petit rire, au loin. Et il provenait bel et bien de la rive d'en face. Qui plus est, de la Khomba qu'il avait tenté d'apeurer quelques secondes plus tôt.
Ça y est, il était fichu. Il faisait officiellement le déshonneur de sa tribu. Enfin…

- Désolée, je ne voulais pas rire…

Des excuses ? Se pourrait-il que notre gros balourd ait eu la chance de tomber sur la plus peureuse de toutes les guerrières Khombas, en plus de certainement être la plus maigrichonne ?
Au vu de l'air que Togotan réussit à discerner de là où il était, ce n'était pas tout à fait cela…

- Est-ce que tout va bien ? dit-elle alors qu'elle s'approchait de la rive.

Était-elle réellement en train de s'inquiéter ? Pour lui ? Il était pourtant son ennemi, non ? Que dis-je ? Son Némésis, même, au vu de leur différence de gabarit. Mais quel genre de proie pouvait bien s'enquérir de la sorte pour son bourreau ? Le gros mâle se redressa, restant pourtant bien allongé, bien trop étonné pour se relever complètement. Il ne pu alors empêcher ses paupières de cligner. À plusieurs reprises. Ses yeux ronds comme deux billes.
Il était juste totalement stupéfait.

- Euh, je… Oui ? finit-il par lâcher, perplexe.

Et tout en ne lâchant pas la demoiselle des yeux, notre molosse se décida enfin à lever ses fesses. Lentement. Et il posa alors la question la plus idiote au monde :

- Vous.. Vous êtes bien une Khomba, n'est-ce pas ?

Ses prunelles bleues étaient toujours aussi écarquillées et il ne se rendit même pas compte de l'absurdité de son interrogation. Pas une seule seconde. Car elle s'était inquiétée pour lui. Elle lui avait montré un intérêt qu'aucune lionne de son clan n'aurait même pensé à lui montrer. Car il était une montagne. Et que jamais personne n'imaginerait qu'il puisse être blessé pour si peu. Et c'était bien évident. Mais, visiblement, elle voyait cela d'un tout autre oeil : une vision qui était bien loin de lui déplaire.

Perdue dans son monde de bisounours à la crinière de barbe à papa blanchâtre, Impuku ne comprit même pas l'air perdu du Légionnaire. Il avait l'air de s'étonner de sa sollicitude; mais pourquoi ? Elle inclina légèrement la tête de côté, craignant que le choc lui ait abîmé quelque chose – même si elle supposait que cette énorme crinière devait faire office de coussin. Un coussin qui devait bien amortir les chocs et... être tout doux...

— Vous... Vous êtes bien une Khomba, n'est-ce pas ?
Elle sortit de sa rêverie, son regard vague se re-concentrant soudain sur son interlocuteur. Il s'était levé, sans qu'elle le remarque, tant elle s'était perdue dans ses pensées.
— Hum... Oui ? hésita-t-elle sans trop savoir pourquoi. Elle ne comprenait pas pourquoi il lui posait la question : n'était-ce pas évident ? Certes, les Nobles arboraient plus souvent des pelages plus foncés que clairs, et ils rivalisaient tous en taille et en poids avec les Cidanka... Finalement, Impuku ne ressemblait pas beaucoup à ses pairs. Elle se sentit honteuse de s'en rendre compte et elle baissa les yeux, dépitée. Elle ne rendait vraiment pas hommage à sa tribu, hein ?

Pensait-il donc qu'elle était une étrangère ? L'espérait-il ?
Un éclair de lucidité la frappa soudain, et elle se souvint de ce que Nsiese lui avait dit, trois mois plus tôt. Les Cidanka enrôlent des étrangers. Voulait-il l'enrôler, elle ? Voulait-il l'attirer de son côté de la rivière ? Était-ce pour ça qu'il lui posait la question ?

La pauvre recommença à paniquer et, le cœur battant la chamade, elle essaya de se rattraper :
— Oui oui, je suis née sur ces terres ! Je ne suis pas une vagabonde, hein ! Elle s'était peut-être un peu trop précipitée pour être crédible et pourtant, elle ne disait que la stricte vérité. Et, étrangement, elle se sentit obligée de lui retourner la question, à regret. Et vous... vous êtes un Cidanka, n'est-ce pas ? On pouvait entendre tout le désespoir dans sa voix; elle ne voulait pas savoir la réponse. Parce que contrairement à elle, c'était évident qu'il en était un, et entendre de vive voix qu'elle avait un ennemi allait encore lui briser le cœur.

- Oh, non non non ! Loin de moi cette idée ! C'est juste que… Il avait répondu du tac-au-tac, dans un élan de culpabilité, ne voulant pas l'offenser. Comme si mesurer ses paroles en s'adressant à elle était normal. Comme s'il discutait avec un simple membre de son clan. Mais, juste au moment où il s'apprêtait à enchaîner, il se rendit compte que son comportement n'avait rien de "normal". Au contraire, il était totalement déplacé !

- Enfin… Laisse tomber. finit-il par marmonner, honteux. Discuter de la sorte avec une Khomba était inadmissible pour un Cidanka comme lui. Pourtant, la question que lui posa ensuite la timide lionne ne fit qu'accentuer son incontrôlable envie d'entamer le dialogue avec elle.

- C'est exact ! répondit-il avec un grand sourire, fier de ses racines. Mais.. euhm.. Il hésita un instant. À nouveau déchiré entre son devoir et sa curiosité.

Pouvait-il réellement se résoudre à tant de gentillesse envers une ennemie ? Après tout, elle venait bien de lui confirmer qu'elle était une Khomba. Et les Khombas étaient, rappelons-le, de viles traîtres sans scrupules. Ils avaient trahi les Cidankas en tentant de voler leurs terres, violant ainsi le pacte de paix qu'avaient conclu les premiers dirigeants des deux clans.

Ces imposteurs de Khombas s'étaient rebellés contre eux par ambition, car tous étaient égoïstes et sournois. Et le sont encore aujourd'hui. Du moins c'est ce que ses aînés avaient raconté à Togotan. Et, évidemment, il n'avait aucune raison de ne pas les croire. Du moins… jusqu'à aujourd'hui. Jusqu'à cette rencontre.

Ses yeux aquatiques s'étaient plantés dans ceux de la femelle. Il semblait comme captivé, espérant qu'elle souffrait, elle aussi, de cette incontrôlable fantaisie. Et, qu'elle non plus, ne pourrait y résister encore longtemps. Espérant au plus profond de lui qu'elle comprenne l'intensité de son regard qui trahissait tant de retenue, tant désir : "Au diable les rencoeurs du passé. Je ne puis résister à une telle envie. Alors... nous permettrions-nous de les mettre de côté pour que nous puissions succomber à l'appel du destin ? Rien que quelques instants… Je vous en prie..."


- Pourquoi tu t'es inquiétée ? lâcha-t-il maladroitement, la tutoyant à nouveau alors qu'il l'avait vouvoyée avec tant de respect l'instant précédent. Même son esprit plus éloquent !

Néanmoins, cette fois-ci, c'était trop tard. Il avait dépassé la limite et ne pourrait plus faire demi-tour alors, tant qu'à faire... :
Il s'avança jusqu'à avoir les pattes immergées dans l'eau de la rivière, tendant l'oreille. Cette dernière était bien trop bruyante et il ne voulait rien manquer de la réponse de son envoûtante interlocutrice.

Il semblait hésiter, être confus dans ses paroles. Comme elle, il s'engageait dans la discussion pour mieux rétropédaler ensuite, mais l'important avait été dit : il était bien un guerrier Cidanka. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Pourtant, Impuku avait eu, l'espace d'une seconde, le fol espoir qu'il soit dans la même situation que Nsiese. Après tout, malgré sa petite stature, la jeune lionne ressemblait presque parfaitement au standard Cidanka ! Il suffisait de cacher le bout de sa queue et...

Non, c'était une trop belle utopie. Mais Impuku n'était qu'une incorrigible rêveuse...
— Pourquoi tu t'es inquiétée ?
Il s'était avancé dans l'eau et pourtant, il ne se montrait nullement menaçant. Il était même moins pressant, inquisiteur et accusateur que certains mâles de son propre clan; d'un certain côté, notre Souris se sentait déjà plus à l'aise avec lui qu'avec les vétérans militaires Khomba. Eux ne voulaient que la pousser à la guerre, la blesser sous leurs coups d'entraînement, l'endurcir par la violence et évacuer leur frustration sur elle. Mais lui, là, de l'autre côté de la rivière... Lui, dont elle ignorait le nom – lui, qui n'était rien d'autre que son ennemi... eh bien, il semblait se poser des questions. Le même genre de questions qui avaient germé dans l'esprit de Sipho et qui avaient contaminé Impuku, peut-être...

— Eh bien... hésita-t-elle. J'avais peur que vous vous soyiez blessé... Elle leva timidement les yeux vers lui, pleine d'incompréhension. N'était-ce pas pour ça qu'on s'inquiétait pour les autres, en général ? Est-ce que les Cidanka ne savaient pas s'inquiéter ? Ce ne serait pas étonnant : ils n'étaient que des brutes belliqueuses et sanguinaires, après tout. Du genre qui dévorent les lionceaux les plus faibles d'une portée pour ne garder que les meilleurs guerriers !

Et puis, soudain, elle percuta : il s'étonnait de sa sollicitude parce qu'elle n'était pas censée vouloir qu'il soit en bonne santé ! Cette réalisation marqua son visage d'ange d'un "o" surpris, et elle essaya encore de se rattraper :
— Oh, attendez, je... Je n'ai pas fait exprès ! Elle n'avait pas fait exprès, parce qu'elle était naturellement bienveillante et que son cœur prenait souvent le pas sur sa raison.

Mais elle n'était pas idiote pour autant. Au fond d'elle, elle savait, Impuku. Elle savait qu'à la prochaine bataille, ce gros lion-là tuerait certains des siens. Peut-être pas dans l'immédiat, car la proximité des deux territoires permettait très souvent aux blessés graves de quitter le champ de bataille et de ne pas y succomber, mais il n'était pas rare que ces lions finissent par mourir de leurs blessures plus tard, ou de garder des séquelles trop graves pour leur permettre de chasser. Auquel cas ils mouraient de faim, car même la bonté de leurs pairs ne suffisait pas à subvenir entièrement à leurs besoins.
C'était un destin cruel, mais c'était ainsi. Et Impuku savait que sa tante Lindiwe, pourtant vieillissante, participerait volontairement aux prochaines confrontations. Bientôt, quand son cher cousin Themba serait assez grand, lui aussi irait à la guerre. Elle craignait de les perdre tous les deux, ainsi que chaque membre de sa famille. Et elle craignait encore plus qu'ils meurent sous les coups de ces lions pour lesquels elle s'inquiétait; comme celui-là, ou même comme Nsiese...

Elle voulut lui dire. Elle voulut lui dire qu'elle ne voulait pas se battre, qu'elle ne cherchait pas à venger ses morts, qu'elle préférerait mille fois que chacun reste de son côté sans essayer d'envahir l'autre... mais elle ne pouvait pas. Ce serait une trahison envers les Khomba, envers Dame Inqaku qui faisait tout pour qu'ils vivent dans la prospérité. Impuku était consciente de sa jeunesse et de son inexpérience, et elle se disait que si Inqaku n'avait pas trouvé d'autre solution que la guerre, c'était qu'il n'y en avait pas. Parce qu'Impuku, malgré ses doutes et sa bonté, n'en restait pas moins parfaitement formatée...

Alors, elle afficha un regard dur – aussi dur qu'elle le pouvait, en tout cas, ce qui ne devait guère impressionner un Légionnaire – et le confronta :
— A la saison prochaine, quand la rivière baissera... Vous essayerez de me tuer ? Bien sûr qu'il allait dire oui : et ça, ce serait la preuve qu'ils avaient raison. Que les méchants de l'histoire étaient indéniablement les Cidanka.

Et soudain, il recula. Les yeux grands ouverts. Sa mâchoire un brin disloquée, laissant sa gueule entre-baillée. L'air blessé. Peiné. Mais aussi coupable de quelque chose qu'il n'avait pourtant jamais fait. D'une chose à laquelle il n'aurait même jamais pu penser. Elle venait de lui rouvrir les yeux. En l'accusant d'un acte dont il n'avait pas encore la responsabilité mais qu'il devrait pourtant réaliser une fois le jour venu.

Alors il serra les crocs, fronçant les sourcils. Quel culot elle venait d'avoir. Le mettre ainsi face à la fatalité de son devoir. Aïe. Mais quelle était cette douleur dans sa poitrine ? Était-ce… de la culpabilité ? Mais pourquoi culpabilisait-il ? Il n'avait pas à s'en vouloir. Encore moins pour une Khomba. Qui plus est une vulgaire demie-portion comme elle.

S'il avait été de l'autre côté de la rive, il n'aurait fait qu'une bouchée de son arrogance. Il se serait à peine approché, aurait à peine grogné et montré les crocs qu'elle aurait sans aucun doute détalé la queue entre les jambes, comme un pauvre petit rongeur apeuré. Une minuscule et vulnérable petite Souris.

Seulement, sans savoir pourquoi, il n'avait aucune envie de tout cela. Il aurait pourtant pensé que le jour où il rencontrerait son premier Khomba, il lui aurait sauté à la gorge, se défoulant sur sa trachée en repensant à tous les vaillants soldats qu'il avait froidement assassiné. Mais elle, avec son visage angélique… Ses paroles l'avaient blessé.

C'est à ce moment précis que Togotan tilta. Elle faisait ça uniquement pour le déstabiliser. La vile Khomba qu'elle était avait été envoyée pour envoûter les Cidankas comme lui avec une subtilité totalement maîtrisée. Tout était calculé. C'était certain. Et notre gros idiot de Togo avait plongé dans le piège, la tête la première et des papillons lui chatouillant le ventre. Il avait été ensorcelé par sa beauté. Et mais… Attendez…

- ÇA SUFFIT ! rugit-t-il soudain, accusateur. Vile manipulatrice !... Vous, les nobles, vous n'avez rien vraiment aucuns scrupules. Regarde-toi, à essayer d'embrouiller l'esprit de fidèles soldats comme moi ! Ça ne m'étonne pas venant d'une Khomba. Jouer sur les sentiments des autres pour mieux les poignarder dans le dos.

Son coeur se serra. On sentait qu'il avait réellement été touché par le comportement de cette lionne qu'il avait presque pensé "pas si différente de nous, au final". Et, maintenant qu'il avait enfin vu clair dans son jeu -du moins c'est ce qu'il croyait-, il ne put empêcher son expression de trahir ses maux.

Alors, comme un lionceau désorienté à qui l'on aurait menti sans scrupules et qui aurait découvert toute la vérité, il lui en voulait. Et sa moue retranscrivait totalement cette description. Mais comme le vaillant soldat qu'il était désormais, il s'exprima tout autrement :

Toi et les tiens n'êtes que de maudits marionnettistes. Comment peux-tu avoir le culot de t'adresser ainsi à moi ? Qui t'as envoyée ? RÉPOND ! aboya-t-il.

Les muscles de son corps s'étaient instantanéments contractés. Cette révélation lui avait fait l'effet d'un seau d'eau glacée qu'on lui aurait balancé au visage. Tout semblait clair pour lui à présent. Mais c'était trop tard. La beauté de la demoiselle avait réussi à l'enivrer et, malgré la colère qui lui procurait cette énième trahison de la part du clan adverse, son coeur était blessé. L'espace d'un instant, il avait presque réussi à comprendre le point de vue de Jacayl. Mais, désormais, il savait qu'elle aussi avait tout simplement été manipulée dans le but d'être attendrie tandis que son "Roméo" prévoyait secrètement de l'assassiner à la moindre occasion.

Ses griffes étaient sorties et sa queue fouettait l'air avec virulence. Il ne supportait pas qu'on le prenne pour un idiot avec aussi peu de bienveillance. Encore moins lorsque cela sortait de la gueule d'une chétive Ennemie comme Elle. S'il avait pu traverser la rivière d'un bond pour lui sauter à la gorge, il l'aurait fait sans hésiter.

Du moins, c'est ce qu'il croyait.

— ÇA SUFFIT ! tonna la voix du puissant lion. Par réflexe, Impuku se recroquevilla sur elle-même, ses grandes oreilles de nouveau plaquées contre sa nuque. Vile manipulatrice ! … Manipulatrice… ? Vous, les nobles, vous n'avez vraiment aucun scrupule. Regarde-toi, à essayer d'embrouiller l'esprit de fidèles soldats comme moi ! Elle ne comprenait vraiment rien du tout : comment ça, elle l’embrouillait ? Elle ne faisait que dire la vérité ! Elle ne manipulait personne; pour une fois, elle ne mentait pas ! Ses mensonges étaient-ils plus crédibles que sa vérité ? Ça ne m'étonne pas venant d'une Khomba. Jouer sur les sentiments des autres pour mieux les poignarder dans le dos. Les sentiments ? Et depuis quand les Cidanka en avaient-ils ?! Avaient-ils des sentiments, quand ils tuaient ses frères et ses sœurs ? Au fil des mots de l’inconnu, la Souris rentrait de plus en plus la tête dans les épaules, se faisant encore plus petite et plus inoffensive qu’avant. Mais ses sourcils restaient froncés et ses yeux brûlaient de rage. Pourtant, un coin de son esprit lui murmurait que Jacayl, elle, avait bien eu des sentiments…

— Toi et les tiens n'êtes que de maudits marionnettistes. Des marionnettistes ? L’étaient-ils ? Oh, certes, Dame Inqaku avait assez de savoir pour s’assurer en tant que stratège. Mais elle, la jeune Impuku, tout juste entrée dans l’âge adulte, n’avait rien de tout ça… n’est-ce pas ? Comment peux-tu avoir le culot de t'adresser ainsi à moi ? Qui t'a envoyée ? RÉPONDS !

Sans bouger, la Souris dardait sur lui ses petits yeux couleur menthe. Et puis, une oreille se dressa. L’autre suivit. Et, peu à peu, son corps se détendit; sa tête se laissa attirer de nouveau en direction de l’autre rive, dévoilant son cou gracile. Au milieu des reproches et des cris de rage, la rivière mugissait sa désapprobation. L’eau, si puissante, la protégeait des coups et de la violence. Elle ne risquait rien, cachée derrière le courant.
Et c’était normal, après tout. N’était-ce pas pour ça que l’eau était bleue ?

— Je suis fidèle à Dame Inqaku. Ce n’était pas elle qui l’avait envoyée, mais ça revenait au même. Et, Impuku, fière de se croire utile, se redressa de toute sa (petite) hauteur. Assise en sécurité de son côté de la rivière, le dos bien droit et le port de tête inhabituellement haut et élégant, elle se prenait pour une dame de la haute. Une future courtisane, peut-être. Une vile petite Souris, menteuse experte et fourbe manipulatrice.

Si d’aucuns croyaient Togotan imbécile, peut-être était-il finalement le plus clairvoyant de tous…

— Pourquoi tu te choques de ce que je dis ? C'est vrai, non ? Ce n'est pas pour ça que tu es venu à la rivière ? Pour surveiller le niveau de l'eau et espérer pouvoir passer, pour mieux tuer les miens ? Après tout, il avait déjà les pattes dans l'eau... Tu as tant de mal de voir la vérité en face ? Elle n'essaie pas forcément de se faire entendre par-dessus le bruit de l'eau; son ton est calme et froid, son regard accusateur. Et le vouvoiement a disparu de ses paroles – il n'y a plus de respect, plus d'empathie, juste un ennemi, aussi beau soit-il...

La "jolie lionne" s'était dressée, laissant enfin place à sa véritable nature. Togotan, bien qu'il eût mille fois espéré se tromper en rugissant ces paroles, se devait de faire face à la vérité. Elle n'était ni douce, ni bienveillante. Sa beauté extérieur n'avait absolument rien à envier à son âme ; elle était perfide. Et lui si naïf.

- Et pour quelle autre raison, hein ? rétorqua-t-il, amer. Il s'assit à son tour, quelques instants seulement. Puis, même si je te disais que j'étais venu ici pour boire, tu ne me croirais pas.

Ainsi confrontés, l'échine droite, les deux félins semblaient presque sur le point de se lancer dans une joute verbale sans fin. Cependant, Togotan n'était pas ainsi. Il n'avait rien d'un intellectuel. Il ne savait magner les mots. Alors il se leva et se mit à faire les cents pas.

L'imposant mâle fixait le sol tandis qu'il faisait des aller-retours, les pattes dans ll'eau. Son rythme était cadencé, soutenu. Toute cette discussion le rendait dingue. Son cerveau n'était pas fait pour supporter tant d'informations ; devoir, sentiments, conflits, incertitude. Que de notions qui, pour notre balourd, n'avaient de sens que parfaitement séparés.

Le devoir pour son clan, les sentiments pour sa famille, les conflits pour les Khombas… Et l'incertitude ? À quoi pouvait donc bien correspondre ce dernier point ? Elle n'avait jamais eu sa place dans l'esprit du jeune canonnier. Pas une seule fois depuis sa naissance. Alors pourquoi apparaître maintenant ? Et surtout devant une ennemie comme elle ?

La pluie se mit à tomber tandis que le mastodonte continuait à marcher frénétiquement. Sa respiration se faisait de plus en plus courte, comme s'il entamait une sorte de crise de panique.
Et il s'ébroua soudain. Il fallait qu'il se remette les idées au clair ou son système tout entier risquait de disjoncter. Il aurait simplement pu décider de s'en aller, ignorant les accusations de la Belle et les nouveaux troubles de son esprit…
Mais, contre toute attente, il se jeta dans la rivière.

SPLASH. Le courant l'emporta un instant mais Togotan posa rapidement ses grosses paluches contre le fond de la rivière pour ne pas perdre pied.
L'eau était froide. Ni glaciale, ni désagréable. Juste froide. Un peu comme le regard de la lionne auquel ce pauvre petit coeur d'artichaud tentait d'échapper.

Ce véritable "seau d'eau glacée" lui fit reprendre un peu de sang froid. Il se tourna alors vers la femelle, ouvrant la gueule, prêt à en découdre avec les premiers mots qui lui viendraient. Puis il se rendit compte qu'il ne la voyait plus. En fait, il ne voyait plus rien du tout. Y avait-il une éclipse solaire ? Les spécialistes Cidankas n'en avaient pourtant pas annoncé. Il leva la tête, tentant de comprendre ce qu'il se passait.

Et, de l'extérieur, on pouvait tout simplement voir que sa vision était entravée par… Sa propre crinière toute applatie. Le valeureux soldat Cidanka ressemblait plutôt à un pauvre petit chien mouillé, désormais. Si le Consul voyait ça… Quelle honte il faisait à son clan ! D'autant plus lorsqu'il lâcha bêtement :

- Euh.. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Je suis devenu aveugle ?... Oh, non, je sais. Je me suis noyé comme un idiot, et qui plus est devant une Khomba. dit-il, désespéré. Quel Cidanka je fais, sérieusement ? Mourir de cette façon, sans même avoir eu le temps de faire mes adieux à ma famille. Ça ne m'étonne pas de moi ! s'écria-t-il en soupirant.

Le grand guerrier Cidanka miaulait à nouveau comme un lionceau empli d'inquiétude et de désespoir. Seulement, s'il n'y avait bien entendu nul doute que la scène le décrédibilisait totalement, son air innocent et crédule lui donnait un petit on ne sait quoi d'attendrissant.

- M'enfin, voyons le bon côté des choses ; j'ai eu la chance de mourir avec l'image d'une jolie demoiselle en tête. C'est pas si mal. pensa-t-il à voix haute, convaincu que c'en était fini de lui. Après tout, rien ne l'empêchait de le dire haut et fort, maintenant qu'il n'y avait plus personne pour écouter ses âneries. Oh oui, on reconnaissait bien là notre bon gros Togo : toujours à tenter de relativiser, même dans les pires situations.

Bien sûr qu'elle ne le croirait pas : personne ne venait vraiment à la rivière pour boire. Il y avait mille endroits plus sûrs pour se désaltérer, mille points d'eau accueillants pour une petite pause. La rivière frontalière était tout sauf ça. Mais elle n'eut pas à lui répondre parce qu'encore une fois, le grand lion s'était levé.

Il avait commencé à faire les cent pas. Dans l'eau. Il semblait même s'enfoncer petit à petit plus loin dans le courant. Impuku l'observait de son regard de menthe, les sourcils toujours froncés. Mais plus dans son faux air de courtisane; cette fois, elle s'inquiétait. Plus pour lui, mais pour elle-même. Il avait l'air vraiment énervé et… il s'avançait dans l'eau… il n'allait pas pouvoir traverser, hein ? La rivière allait la protéger ?

Comme pour lui répondre, le mastodonte s'élança soudain dans le cours d'eau protecteur. Impuku sentir son cœur s'envoler d'effroi et elle bondit agilement en arrière, désormais bien plantée sur ses quatre pattes, la tête basse et le poil hérissé. D'instinct, ses dents s'étaient dévoilées dans un feulement sourd, et même si elle n'avait aucune chance contre lui, elle était prête à hurler, à donner l'alerte. Même si c'en était fini pour elle, elle pourrait au moins servir une dernière fois son clan.

Mais… rien ne se passa comme elle l'avait imaginé. Certes, Impuku avait une propension à toujours imaginer le pire, mais pour le coup… même le plus optimiste des lions n'aurait pas pu s'attendre à ça.
Parce que le grand lion avait alourdi sa crinière d'une masse d'eau et elle lui recouvrait à présent pratiquement tout le visage. Il se croyait aveuglé, et même mort ! Impuku se figea de surprise, son cri d'alarme mourant dans sa gorge.

Et là, elle ne put plus résister. Chassez le naturel… et son naturel, ce n'était pas celui de la prétendue manipulatrice que lui prêtait le Cidanka, et auquel elle aurait aimé croire; non, c'était celui d'une tendre et bienveillante Souris.
Son cœur fondit devant le comportement du gros balourd. Il avait l'air d'être comme elle : un naturel adorable, simple et bon, caché derrière des traits durs et belliqueux qu'on lui avait forcé d'adopter.

Attendrie par sa détresse, elle osa s'avancer doucement vers l'eau. Elle n'osa pas y poser une patte mais se tint le plus près possible de l'eau et tendit dangereusement le cou vers le soldat.
- Tu n'es pas mort, voyons ! Et sa voix était redevenue douce, tendre et sincère, avec un brin d'inquiétude. Mais tu risques de le devenir si tu restes trop longtemps là ! La rivière n'était pas fiable, et son courant nullement prévisible. Des fois, elle gagnait soudain en intensité; d'autres fois, elle se calmait et semblait inoffensive. Elle ne l'était pourtant jamais : combien de lionceaux imprudents des deux clans s'étaient noyés là ? Encore une chose qui ne différenciait pas les Khomba des Cidanka…

- C'était… qui, la jolie demoiselle ? demanda-t-elle doucement en sentant ses joues lui chauffer. Elle supposait qu'il avait pensé à une belle Légionnaire en se jetant dans l'eau, et que c'était justement en pensant à elle qu'il s'était motivé à une telle imprudence. Et… hésita-t-elle encore, tu as une famille ? Elle l'avait accusé de vouloir tuer les siens, mais lui, avait-il connu ça ? Était-ce pour ça qu'il s'était tant énervé ? Elle se sentit toute penaude, Impuku. Elle n'avait pas voulu le blesser mais, pendant un instant, elle avait oublié qu'il était un lion comme elle.

Enfin… était-ce réellement un fait oublié ? Ou était-ce plutôt quelque chose qu'on essayait par-dessus tout de lui faire oublier ?

- Oh ! s'exclama-t-il après avoir secoué assez la tête pour dégager l'un de ses yeux. Puis il pouffa d'un rire léger, bien que sa voix restait puissante -semblable à celui d'un certain "Mufasa" dont personne ne connaît l'existence ici, bien évidemment-.

- Je crois bien que tu as raison, je ne t'aurais plus sous les yeux si j'étais vraiment mort ! ...À moins que ce ne soit un ange et que je sois mort en me brisant la nuque en voulant chasser ce mulot, tout à l'heure ?

Sa dernière phrase avait été totalement inaudible pour la bleue. Togotan l'avait marmonée pour lui-même, fronçant les sourcils de stupeur, le regard dans le vide. Heureusement qu'elle n'avait pas pu l'entendre.

Notre gros idiot se sentit un peu ridicule, sur le moment. Si bien qu'il n'écouta que d'une oreille lorsque la fameuse jolie demoiselle dont il était question ne manqua pas de relever son compliment. Mais, visiblement, elle n'avait pas compris que ce dernier lui était directement adressé. Une chance pour le gros félin un peu maladroit de se rattraper ! ...Ou pas.

- Eh bien.. Je parlais de toi. lâcha-t-il franchement après avoir levé une paluche pour venir se frotter l'arrière de la tête. Je veux dire par là que tu es vraiment jolie... pour une Khomba.

Son sourire était gêné. Venait-il vraiment de faire un compliment à une lionne du clan adverse sans aucune pression ? Lui qui n'avait jamais ne serait-ce qu'eu l'idée de penser à l'une de ses camarades Cidankas de la sorte ?! Quel étrange personnage, ce Togo.

Puis, se rendant compte de son comportement un brin déplacer pour un lion qui était censé être un ennemi, il enchaîna aussitôt sur la seconde question de la lionne, sans même lui laisser le temps de réagir :

- Oh, euh, une famille ? Bien sûr que j'ai une famille ! Ce sont les Cidankas, ma Famille ; ce sont mes frères et mes soeurs, tous autant qu'ils sonts ! Je les aime plus que tout au monde.

Ses derniers mots semblaient emplis d'amour et le poitrail de notre grand molosse s'était gonflé de fierté. Il aimait les siens, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Mais. Attendez une seconde. S'il considérait toutes les femelles de son clan comme étant ses soeurs, n'était-ce pas tout simplement logique qu'il n'ait jamais eu ne serait-ce qu'une seule pensée déplacée à leur égard ?... Voilà une question qui mériterait bien mûre réflexion, à l'avenir.

— Eh bien... Je parlais de toi. Elle réussit à peine à réprimer un petit hoquet de surprise. Je veux dire par là que tu es vraiment jolie... pour une Khomba. Comment ça, pour une Khomba ? Mais en vérité, elle n'eut pas le temps de s'y attarder : elle avait été si surprise que ses pensées s'étaient figées. C'était elle qu'il trouvait... jolie ? C'était de son image à elle qu'il parlait, quand il avait dit être content de mourir avec une telle image en tête ? Personne ne lui avait parlé comme ça, chez les Khomba – sauf son cousin Themba, mais il ne comptait pas vraiment. Bien sûr, Themba était gentil et lui avait déjà dit qu'elle était jolie quand, plus jeune, elle en doutait fortement. Mais aucun autre jeune lion ne s'était intéressé à elle, alors Impuku s'était vite fait une raison. Entendre ce compliment aussi inattendu de la bouche d'un ennemi était vraiment étrange.

A moins qu'il ne s'agisse que d'une technique de manipulation Cidanka ? Était-ce comme ça que Jacayl avait capturé le cœur de Sipho ? A coup de belles paroles, pour leur faire baisser leur garde et mieux les poignarder dans le dos sur le champ de bataille ? L'esprit inquiet, peureux, mais surtout endoctriné d'Impuku ne put s'empêcher d'y penser et pourtant, le compliment lui avait fait tant de bien et lui avait tant réchauffé le cœur qu'il lui faisait instantanément oublier ses plus profonds élans paranoïaques.

Toute perdue et embarrassée, elle ne sut quoi répondre – mais par chance, son acolyte la devança prestement.
— Oh, euh, une famille ? Bien sûr que j'ai une famille ! Ce sont les Cidankas, ma Famille ; ce sont mes frères et mes sœurs, tous autant qu'ils sont ! Je les aime plus que tout au monde.
Ce n'était pas exactement ce qu'elle lui avait demandé et pourtant, cette réponse lui apprenait beaucoup. Elle sentit son cœur, pas tout à fait remis de sa cavalcade, se mettre à lui serrer douloureusement; il avait l'air tout à fait sincère en parlant de son clan et elle ne pensait pas qu'il lui mentait. Alors... les Cidanka s'aimaient ? Pas comme les Khomba, où tout le monde surveillait tout le monde et où on vivait dans l'angoisse ?

Impuku ne pouvait pas se vanter d'avoir une aussi belle et grande famille. D'ailleurs, même les membres de sa véritable famille ne l'aimaient pas : il suffisait de voir sa tante Lindiwe qui la rabrouait sans cesse. Et puis, les vétérans comme Ulohiso et Silwe qui voulaient toujours la forcer à se battre. Ou encore les terrifiants ex-élites d'Ilakhe, de véritables monstres du passé hantant encore la chambrée des petits... Même sans les bavures du Prince Sipho, la Noblesse restait un clan particulièrement désuni. Et même leur Mère Inqaku ne parvenait pas tout à fait à le garder soudé.
La Souris baissa les yeux avec tristesse, honteuse de ne pas pouvoir être fière de son clan alors que son ennemi, là, semblait vouer une loyauté sans faille aux siens.

— Oh, c'est... c'est super... essaya-t-elle de sourire faiblement, peu convaincante. Elle espérait un peu que la pluie battante cache sa déception, mais elle se rendait bien compte qu'il ne fallait pas être un fin limier pour remarquer que quelque chose n'allait pas. Cependant, elle ne pouvait décemment pas lui dire qu'elle ne souhaitait qu'une chose : quitter ce clan et trouver un lieu de vie (et surtout, une façon de vivre) plus adaptée à qui elle était et plus agréable pour elle ! Parce qu'honnêtement, elle savait qu'elle ne ferait pas long feu chez les Khomba. Soit ils l'enverraient se faire tuer sur le champ de bataille, soit ils l'auraient à petit feu, à force d'ulcères et de stress.

La pluie semblait gagner en intensité, et Impuku tourna un regard inquiet vers l'amont du cours d'eau. Il n'était jamais bon d'être près de cette imprévisible rivière quand il pleuvait à ce point... De nouveau, elle regarda le gros lion.
— Tu devrais vraiment sortir de là. Et ils risquaient de ne plus s'entendre très longtemps, si l'averse continuait comme ça...

- Oh, c'est… c'est super…

La bleue sembla soudain attristée. Qu'avait-il encore fait ? Avait-il dit quelque chose de mal ? L'avait-il blessée ?

Il la connaissait à peine qu'il n'aimait déjà pas son air chagriné. Non, le gros mâle ne supportait pas du tout ça. La tristesse n'avait rien à faire dans un aussi joli regard, bien qu'il ne pouvait que l'entre-apercevoir de là où il fut. Mais c'était déjà bien assez suffisant pour qu'il le devine.

Elle lui conseilla alors à nouveau de sortir de l'eau. Il était vrai que la pluie n'avait cessé de s'intensifier depuis le début de leur discussion. Un signe, peut-être, que les deux lions, aussi attirés l'un par l'autre soient-ils, ne devaient pas se rapprocher autant. La nature elle-même semblait les mettre en garde. Leur relation ne mènerait qu'à un mauvais dénouement, c'était certain. Et pourtant, Togotan ne pouvait s'empêcher de se dire que les Khombas ne pouvaient pas avoir un si mauvais fond que le prétendaient ses aînés. Du moins, pas elle.

Le molosse jeta alors un oeil en direction de l'amont de la rivière. Le courant de cette dernière semblait s'accroître doucement mais suffisamment pour qu'en l'espace de quelques minutes à peine, le canonnier se fasse emporter sans grande difficulté.

- Tu as raison. Et il est temps de se dire au revoir... avait-il dit sur un ton qui se voulait neutre.

Mais il n'avait pu empêcher ses oreilles de se baisser et son grand regard azur de s'emplir de déception tandis qu'il le portait à nouveau sur celui de la bleue. Il recula alors lentement, s'extirpant petit à petit de l'eau. Et il s'enfuit à grande hâte en direction de la forêt qui longeait la rive, ses grosses paluches maladroites martelant le sol devenu boue et éclaboussant son pelage.

Il ne put cependant s'empêcher de s'arrêter d'un coup sec pour se retourner et poser une dernière fois ses yeux sur la douce robe de la femelle lunatique.
"À une prochaine fois, j'espère.." pensa-t-il si fort que ses petits yeux tombants semblaient presque le crier.

Cet au revoir était si étrange : il aurait dû être normal et pourtant, il était amer aux oreilles de la Souris. Elle n'avait pas envie qu'il parte, mais la rivière avait parlé. Alors, Impuku le regarda s'éloigner avec les oreilles basses et les yeux tristes.

Il lui fallait rentrer chez elle à présent, mais elle n'en ressentait aucune envie. Chez elle, quelqu'un trouverait encore quelque chose à lui reprocher – alors elle devrait se cacher, encore, toujours. Se faufiler, se soustraire à la vue de ses compatriotes, et espérer pouvoir retourner à son trou sans se faire remarquer. Ce n'était pas une vie, ça, et pourtant… c'était la sienne.

Alors, elle aussi finit par se lever. Elle s'ébroua vivement, comme pour retarder son départ avec la moindre excuse possible, et continua à observer la silhouette du mâle qui disparaissait presque derrière les fourrés… quand elle le vit se retourner et que leurs regards se croisèrent une dernière fois. Elle retint son souffle, sans trop savoir pourquoi.

Puis, en sentant son cœur tendre lui serrer, elle se retourna à son tour et quitta la rive au petit trot. Il fallait vite qu'elle s'éloigne et que personne ne se doute de rien… car, même si elle n'avait techniquement rien fait de mal, Impuku se sentait terriblement coupable. Cette rencontre ne l'avait pas laissée de marbre : elle l'avait ébranlée dans ses retranchements, et elle craignait avoir en réalité laissé quelque chose à son ennemi… mais quoi ?

FIN