Depuis la découverte de la rivière, il a du mal à trouver le sommeil. L'excitation de retrouver un semblant de ses terres natales, la nostalgie que lui insufflent les reflets aqueux gravés dans son esprit, la douleur que les bribes de souvenirs réveillent parfois, tout se mélange et devient un poids envahissant petit à petit sa poitrine, pourtant si profonde. Alors, il essaye de l'alléger autant qu'il le peut. Quand la nuit s'installe, il se détache de leur tas de lions et se met à vagabonder dans la forêt, jamais loin, mais assez pour qu'il ne puisse perturber le sommeil de ses compagnons de voyage.

Si les natifs des cavernes ne rugissent pas - à croire qu'ils ne savent pas - pour éviter de troubler le calme des galeries, ils leur arrivent de chanter. Les grottes ont ce pouvoir : de rendre les voix distordues, de faire d'un simple cri une véritable cacophonie, mais aussi donner à leurs voix leurs échos mélodieux, comme si elles chantent avec eux. Et c'est ce qu'il fait, cette nuit-là. Tout en se laissant guidé sur le chemin sinueux que forment les arbres, il fredonne doucement une berceuse que lui chantait sa mère quand il n'était encore qu'une boule de poils, miaulant pour tout et n'importe quoi, tout juste conscient du monde qui l'entourait ou alors, quand un jeune lui se réfugiait dans ses grandes pattes, contrarié pour des raisons qui aujourd'hui, lui paraissent bien futiles. La forêt ne l'accompagne pas comme les cavernes le font, mais ça ne fait rien.
Les souvenirs lui suffisent.

Il ne sait pas tout à fait ce qui l'a réveillé cette nuit-là.
Le souffle prémonitoire des déités de la forêt, lui intimant d'être plus attentif à autrui ? Un froid inhabituel à son côté ? Une présence manquante, une âme trop éloignée ? Ou bien... un doux chant, perdu entre les arbres ?

Thulrur s'était réveillé et pourtant, il était convaincu d'être encore en rêve. Comme quand on pense s'être réveillé mais qu'on rêve toujours; et comment l'en blâmer ? La forêt où il ouvrait à présent les yeux n'était pas la forêt où il les avait fermés. Celle-ci était plus sombre. Plus enchanteresse. Aux ombres cachées, à la fois terrifiantes et merveilleuses. A la fois monstres de cauchemar et fées des bois.
Il leva doucement son corps lourd, faisant tout son possible pour ne pas déranger ses congénères dormant tout contre lui. Il attarda distraitement un regard sur la mine endormie de Nihahsah; puis se détacha du groupe et quitta lentement le campement. Il n'y pensa même pas – son raisonnement était-il encore trop embrumé par le sommeil ? Ou bien était-il si persuadé de marcher dans un rêve qu'il pensait qu'ici, personne ne pourrait faire de mal à ses compagnons et que, par conséquent, il pouvait les quitter un instant pour aller chasser des chimères ? Car c'était bien ce qu'il faisait : il suivait un chant de sirène, l'attirant inexorablement dans les profondeurs de cette forêt enchantée – et sans doute vers sa perte.

Il marcha un moment, guidé par la voix. Et puis, quand il le vit, il s'arrêta. Ses grosses pattes n'avaient fait aucun bruit sur le chemin d'herbe; instinctivement, il avait marché comme autrefois, comme quand les siens prévoyaient des embuscades sous le couvert des brumes de la Montagne. Peut-être parce que la chanson lui rappelait, d'une certaine manière, les échos des cavités rocheuses. Et la sirène à son origine, baignée dans les rayons de lune filtrant par endroits à travers le feuillage, ne lui était pas tout à fait étrangère. Pourtant, Thulrur ne le reconnut pas tout de suite.
Et comment aurait-il pu ? Jamais il ne l'avait vu ainsi. Si délicat, presque fragile, tout à fait précieux. Il lui semblait lire la nostalgie et la douleur sur son visage habituellement neutre et pourtant... jamais Ienzo ne lui avait paru aussi beau.

Il essaye de bercer son esprit tourmenté grâce à la mélodie du souvenir, de retrouver un sommeil qui le fuit encore, mais ce n'est pas le même ressenti qu'auparavant, même quand la voix de sa mère résonne dans sa tête et accompagne la sienne. Il n'y a plus la douce chaleur de cette dernière contre lui, il ne sent plus les vibrations dans son poitrail à chaque note qu'elle lui murmure à l'oreille. Il n'y a que le silence de la forêt, la fine et fraîche brise nocturne qui fait son chemin à travers les denses feuillages et...
Un regard.

S'il ne le sent pas immédiatement, Ienzo finit par le croiser au détour d'un tronc, quand il songe à rebrousser chemin comme les dernières notes de la berceuse viennent de franchir ses babines. Ces prunelles de braises ne lui étant pas étrangères, il n'angoisse pas à la vue de son épieur. C'est même un doux regard, bien que toujours teinté d'une lueur nostalgique qu'il pose sur la silhouette familière, car le voile de la nuit permet à ses pupilles que trop sensibles de se reposer, retrouver une rondeur habituelle et donner à son faciès parfois dur, une nouvelle impression, plus tendre.
Dans l'obscurité à laquelle il est habitué, il reconnaît Thulrur dont l'air endormi l'aurait attendri s'il n'était pas déjà gêné à l'idée d'être la possible cause de son réveil. Ne s'était-il pas assez éloigné ? Avait-il fredonner trop fort ? Et combien de temps cela faisait qu'il le suivait ? Avait-il entendu, même écouter son chant ?

Malgré ses nombreuses questions et son éternelle timidité qui faisait s'agiter quelques craintes, il ne montre rien qu'un petit sourire au montagnard, les oreilles légèrement retombées derrière le poil raide de ses joues. Excuse-moi, je t'ai réveillé ? Tout en le questionnant d'une voix toujours aussi douce, il s'approche de lui d'un pas léger, presque flottant, comme s'il avait peur de troubler la sérénité de la forêt, ou même le rêve dans lequel Thulrur semble toujours plonger.

C'était irréel.
Thulrur resta planté là un bon moment, jusqu'à ce qu'Ienzo le remarque, jusqu'à ce qu'il s'approche et l'aborde doucement. Mais notre grand gaillard ne comprenait toujours pas vraiment ce qu'il se passait; au bord du somnambulisme, il se contentait de fixer son ami d'un air mal luné.

— … Ienzo, réussit-il enfin, miraculeusement, à mettre un nom sur la sirène des bois. Il fronça les sourcils, émit un "hmmpffrr" sonore, comme s'il avait du mal à trouver les mots (à moins qu'il ne s'agisse du bruit des rouages de son cerveau s'actionnant difficilement), puis parvint tout de même à sortir quelque chose : C'est toi qui… qui chantait ?

Les chansons, il connaissait. Les Zigil chantaient tout le temps : lors des fêtes et des banquets, mais également lors d'occasions moins joyeuses. Tantôt chants d'hommage lors de rites funéraires, tantôt récits d'un passé révolu en guise d'apprentissage pour les lionceaux, tantôt gestes de glorieuses batailles pour les inspirer.
Il y avait tant de poèmes et de chants. Mais des berceuses… il n'y en avait que trop peu. Les voix des Zigil tonnaient fort dans la Montagne et rebondissaient sur les parois de ses vallons ; ou alors, elles roulaient gravement et sourdement au fond de leur poitrine, tel les orages qu'ils connaissaient si bien.
La chanson d'Ienzo était si différente… et si familière à la fois.

Étaient-ce des larmes qui brillaient au coin des yeux de la Flamme ?

Quand son nom passe les babines de Thulrur, Ienzo sent un léger frisson soulever son poil, mais il ne saurait pas dire si c'est d'anticipation, de surprise ou d'autre chose. Alors il se contente de pencher doucement la tête sur le côté, fixant ses deux prunelles attentives dans les siennes toujours brumeuses de sommeil. Une pointe d'attendrissement et d'envie à la fois lui décroche un petit soupir nasal lorsqu'il entend ses marmonnements. Lui aussi, il aimerait bien que le sommeil essaye autant de le garder avec lui.

Son coeur se met à cogner au fond de sa poitrine à l'entente de sa question. Donc Thulrur l'a écouté... Son regard dérive un instant de celui de son ami, il a peur des sentiments que ses yeux de braises pourraient exprimer quand il confirme ses doutes. Oui... C'est moi. Toutefois, Ienzo rassemble vite son courage, redirigeant son attention sur le montagnard, seulement pour découvrir le voile aqueux qui recouvre ses yeux. Sous le coup de la surprise, il hausse les sourcils et entrouvrent ses babines, mais il reste muet. Pourquoi il a les larmes aux yeux ? Il chante si mal que ça ? Pourtant, il s'est beaucoup entraîné afin de participer aux chants de son clan.
Ou... Il a été touché par la berceuse ?
A-t-il réveillé quelque chose de douloureux, pour lui aussi ?

Les oreilles du caverneux s'abaissent un peu plus, il lève une patte hésitante vers le visage de son ami dans l'intention de recueillir les perles à la commissure de ses yeux comme on le ferait pour un enfant triste, mais il n'ose pas et elle finit par se poser délicatement sur son poitrail, par dessus sa crinière de flammes. Thu... Thulrur ? Tout va bien ? La curiosité et l’inquiétude se bousculent au fond de ses prunelles, il l'interroge du regard aussi, mais il se demande si ça suffira pour obtenir une réponse.

Le contact semble le faire revenir à la réalité. Il reste là à fixer Ienzo, interdit, puis une lueur de conscience vient faire briller ses prunelles; et, comme pour reprendre tout à fait la maîtrise de son esprit, il cligne des yeux. Le mouvement libère, sans le vouloir, une larme qui vient rouler sur les joues touffues du mâle. Il en a conscience, mais il ne fait rien pour l'arrêter ou la cacher – à la place, il baisse un peu le regard et fronce les sourcils, se redonnant sans s'en rendre compte son fameux air bourru et renfrogné.

— Désolé, je... Il perd un peu ses mots, ne sait même pas quoi dire, en fait. Doit-il se justifier ? S'expliquer ? C'était juste vraiment très beau... C'était un chant de roches et de souterrains. C'était le lac dans sa nappe, où chaque gouttelette venant l'alimenter provoquait l'écho d'un millier d'autres. C'était la rivière coulant sous la pierre, invisible mais bien présente. Ce n'était pas la Montagne, c'était ce qu'il y avait en dessous. Je ne savais pas que tu pouvais faire ça... avoue-t-il d'une voix mi-émerveillée mi-honteuse.

D'un oeil toujours inquiet, Ienzo suit la perle salée qui se fraye un chemin sur la joue de Thulrur dans le plus grand des silences, gardant ses coussinets contre son poitrail où il pourrait presque sentir les battements de son coeur, étouffés par son épaisse crinière, contrairement aux siens qu'on pourrait si bien entendre à cet instant. Le toucher semblant redonner une notion de réalité à son ami, il voit la dissipation de la brume dans son regard, laissant place à des excuses qui lui font doucement secouer la tête. Il n'a pas à s'excuser, il ne fait que s'exprimer.

C'était juste vraiment très beau... Aussitôt, le caverneux sent une bouffée de chaleur se mettre à réchauffer sa peau heureusement couverte par son pelage, même si l'expression de son visage doit parler pour lui de toute façon. Un sourire fend ses babines plus qu'à l'habituel, qu'un brin de timidité rend légèrement maladroit, mais qui fait néanmoins remonter la commissure de ses yeux désormais illuminés d'une lueur de soulagement et de bonheur à la fois. Entendre un soupçon d'émerveillement dans la voix du montagnard le remplit d'une nouvelle énergie qui chasse le sommeil plus loin encore, mais c'est bien la dernière chose à laquelle il prête attention à ce moment-là.
Merci... Sa patte quitte lentement le poitrail de son ami, rejoignant le sol à nouveau. Oh, le contraire aurait été difficile. Ça faisait longtemps que je n'avais plus chanté. Un léger rire ponctue ses mots. S'il entend aussi la part de honte dans la voix de Thulrur, il ne la comprend pas forcément, mais ça ne l'empêche pas d'essayer de le rassurer à sa façon.

La découverte de la rivière a... réveillé quelques souvenirs. La nostalgie ébrèche le sourire qu'Ienzo avait gardé jusqu'ici, faisant plonger ses prunelles dans le vide et pincer ses babines. Il reste vague, comme toujours. Mais c'est déjà mieux que les "c'est du passé maintenant" ou les "ça n'a plus d'importance" qu'il donnait aux intéressés de leur ancienne caravane. Ce n'est pas qu'il cherchait à les blesser en les rejetant ainsi, mais c'est à peine si lui-même accepte d'être le dernier des siens, même aujourd'hui. C'est si difficile de poser des mots sur...
Ça.

Les chants te sont familiers ? Après tout, Thulrur ne lui avait pas demandé ce qu'il faisait, il lui avait demandé s'il avait chanté. Si les Ajjin avaient eu coutume de chanter, peut-être qu'ils n'avaient pas été les seuls ? S'imaginant déjà les possibles chants des montagnes, Ienzo réétire un petit sourire, reposant un regard aussi curieux qu'espérant sur son ami.

Il écoute les paroles d'Ienzo, le calme de ce dernier déteignant sans doute sur lui. Son ton nostalgique vient éveiller sa curiosité mais Thulrur, attentif et réservé, ne presse pas le sujet. Si son ami souhaite en parler, il veut que ça lui vienne de lui-même, sans pression de sa part.

— Alors j'espère qu'on pourra bientôt aller la voir de plus près, fait-il avec un doux sourire. Mais il ajoute vite, comme pour se reprendre : Si tu veux. Peut-être Ienzo trouverait-il cela trop douloureux, en fait ? Lui-même se sent tout bizarre, à savoir qu'un massif rocheux se dresse tout près. Il connaît la dualité des souvenirs; il souhaite tant aller le voir mais, en même temps, a peur de la douleur qu'il pourrait ressentir à sa vue. C'est d'ailleurs sans doute pour ça qu'ils ne sont pas encore partis.

— Oui... admet-il à la question d'Ienzo en laissant son sourire se teindre de tristesse. Pas ce genre de chants mais... je ne sais pas pourquoi, ça me semblait tout de même familier. Peut-être ses souvenirs se brouillaient-ils. Peut-être les notes chantées lui rappelaient-elles toutes irrémédiablement sa Montagne, même si elles étaient si différentes de celles qu'il avait connues. Réentendrait-il un jour les voix des siens ? Les rugissements sur les pics rocheux ? La toute-puissance de ces lions des sommets, intouchables et si fiers ? Au moins, il savait que son peuple n'était pas perdu. La combe les protégeait, et sans doute résonnait-elle aussi de leurs chants. Car les Zigil, même en exode, ne mouraient jamais.

— Nos chansons racontent des histoires. Des vieilles légendes. Tous les fils de Zirak doivent être capables d'inventer leurs propres paroles. En parlant, il fait quelques pas, invitant Ienzo à l'accompagner. Une petite promenade nocturne lui ferait le plus grand bien. Mais moi, je n'ai jamais réussi. Il lui lance un petit sourire mutin, comme pour lui dire "tu sais que je n'ai pas la finesse d'esprit pour ça". Se dépréciait-il encore ?

Si tu veux.
Oh, il veut. Même la douleur du passé n'a pas la force de rompre le lien qui le relie à l'eau ; c'est son univers et il le restera jusqu'à la fin des temps. Après ce qu'il s'est passé, il ne sera pas facile de le retrouver paisiblement, mais il sait aussi que c'est l'occasion de faire face aux tourments qu'il refoule depuis trop longtemps, d'affronter ses fantômes et s'en détacher pour mieux avancer, une bonne fois pour toutes.

Si la réponse de Thulrur fait bondir son coeur d'excitation, il se retient de le montrer à la vue de son triste sourire. Peut-être qu'il n'aurait pas dû poser la question, c'est remuer la griffe dans la plaie et la dernière chose qu'il veut, c'est faire du mal à son ami. Qu'il poursuive la discussion de son propre grès le rassure un peu, tendant une oreille curieuse et attentive quand le montagnard lui parle d'une impression familière. Les mères des fils de Zirak leur chantent-elles aussi des berceuses ? Peut-être qu'il n'en a pas gardé une mémoire vive parce qu'il était trop jeune à ce moment là. Même lui n'en aurait pas le souvenir si sa mère n'avait pas continuer à le bercer lionceau et même plus tard, quand il avait l'âge de lui râler qu'il n'était plus un bébé. Dire que maintenant, il donnerait tout pour réentendre sa voix.
Juste une dernière fois.

Acceptant sans hésitation l'invitation de son ami, il emboîte son pas. Ça doit être difficile d'en créer. Inventer des paroles... Parfois, il était déjà compliqué de trouver les bons mots pour s'exprimer, alors pour toute une chanson, il n'imagine pas. Et tu n'as peut-être pas eu le temps encore... Si leurs chansons racontent des histoires, même de vieilles légendes, peut-être qu'il est trop tôt pour que Thulrur ait la sienne ? Pourtant... Mais je suis sûr que tu y arriveras. Un fils de Zirak qui voyage au quatre coins du monde, tu dois être digne d'une légende. Comme si Ienzo voulait contrer la possible auto-dérision cachée dans ses mots, inconsciemment, il couvre le montagnard d'un compliment plus que sincère, qu'il accompagne d'un sourire se voulant encourageant.

Les nôtres n'ont pas de paroles. Nous mettons nos sentiments dans l'intonation. Et l'émotion de Thulrur à l'écoute de sa berceuse lui laisse penser qu'il ne s'en sort pas trop mal. Après une pause, il repose les yeux sur le lion à ses côtés et sa voix devient plus hésitante déjà, bien que toujours douce. Tu... Tu voudrais chanter pour moi ? Ajoutant vite : Ou juste fredonner. S'il te plaît... Il a tant envie d'entendre la voix de son ami, découvrir à quoi les mélodies des montagnes ressemblent. Mais s'il refuse, il n'insistera pas. Loin de lui de vouloir le mettre mal à l'aise.

— Ça doit être difficile d'en créer.
Ah ça, il fallait de l'imagination, c'était certain ! Tous les récits de ses ancêtres, même ceux réputés pour être véridiques et fiables, étaient tous merveilleusement bien exagérés... Mais ça faisait partie du jeu ! Et ce qu'il fallait, surtout, c'était de la poésie, de la finesse et assez d'éloquence pour savoir jouer avec les mots; Thulrur, lui, avait un peu de mal avec tout ça. S'il était certain qu'il trouvait de la poésie et de la spiritualité en toutes choses, il avait plutôt tendance à garder ça au fond de son cœur, derrière ses airs bourrus et pragmatiques.

Mais ce cœur endurci par la vie, Ienzo était en train de le réconforter. Thulrur n'aurait jamais la prétention de s'imaginer digne d'une légende et pourtant, les mots de son ami lui faisaient chaud au cœur. Et, au fond, Ienzo n'avait peut-être pas tout à fait tort... Les Zigil étaient loyaux et restaient unis, même séparés par des pays entiers. Peut-être faisait-il partie sans le savoir d'une de leurs légendes chantées. Après tout, les lionceaux nés après son départ devaient bien apprendre son histoire... et l'histoire de bien d'autres mâles partis comme lui. Bien sûr, Thulrur et ses partenaires ne seraient pas nommés, mais il s'imaginait bien un vers ou deux qui mentionnerait leur existence...

« et, du fond du vallon, n'oubliez pas nos émissaires,
qui, avec tant d'aplomb, furent les plus téméraires;
de jeunes et fiers lions par la Montagne envoyés,
par monts et par vaux, en quête d'un foyer. »

... Non, il n'était vraiment pas doué pour ça.

— Tu... Tu voudrais chanter pour moi ? Il tressaillit de surprise. Ienzo avait-il lu dans ses pensées ? Ou juste fredonner. S'il te plaît...
La supplique lui brisait le cœur, mais non, il ne pouvait pas !
— Oh, tu sais, se précipita-t-il, perdant son flegme habituel, nous ne chantons jamais seuls ! Ça pouvait sonner comme une excuse et pourtant, c'était bien vrai. C'était pour ça que Thulrur n'avait plus chanté depuis qu'il était parti : les Zigil chantaient toujours en chœur, c'était ainsi. Il se sentirait d'autant plus seul de se remémorer leurs chansons sans compagnie aucune.

Et pourtant... seul, il ne l'était pas.

La soudaine précipitation de Thulrur entraîne un haussement de sourcils de la part d'Ienzo, ses cils papillonnant de surprise et de confusion à la fois. Il n'arrive pas à dire si c'est une nouvelle invitation ou un prétexte afin d'éviter un non trop radical, marquant une pause dans son hésitation alors qu'il se balance nerveusement d'une patte à l'autre, un balancement qu'il cache dans le rythme de sa marche. Si les fils de Zirak ne chantent jamais seuls, peut-être que ça risque de lui rappeler des souvenirs douloureux, même s'il se propose ? De plus, le natif des cavernes est-il à la hauteur des chants des montagnes ? Il doute à nouveau, et pourtant...

Voilà qu'il ose tout de même. Je peux t'accompagner, si tu veux. N'est-ce pas l'occasion de se faire de nouveaux souvenirs, moins durs à porter dans leurs coeurs ? Avec un timide sourire, il relève les yeux pour chercher ceux de son ami, penchant doucement la tête. Il me faut seulement le fond de la chanson que tu aimerais chanter. Un sentiment auquel il peut s'accrocher, duquel il peut s'imprégner pour s'harmoniser avec les chants du montagnard, s'il l'accepte.

Les montagnes et les souterrains sont des mondes qui se côtoient depuis la nuit des temps, à la fois différents et similaires, mais surtout, inséparables. C'est amusant de voir que leurs enfants aussi, suivent cette tradition.