"Enfin libre !" pensa Togotan tandis qu'il galopait dans le petit bois longeant la rivière.

Depuis son retour de mission, le gros mâle n'avait pas pu prendre une seule seconde pour lui ! Entre ses visites obligatoires chez les Toubibs pour s'assurer que les substances que lui et Nsiese avaient inhalées ne leur avaient pas laissé de séquelles et ses amies qui l'avaient sollicité pour passer un peu de temps ensemble… Pas une seule fois notre gros bêta n'avait pu se retrouver isolé avec lui-même pour réfléchir.
Oui, j'ai bien dit Réfléchir.

En effet, les plusieurs remarques qu'il avait essuyées l'avaient fait mariner. D'abord les celles de la Khomba rencontrée au bord de la rivière puis celles de sa propre amie Nsiese. Son cerveau avait du mal à emmagasiner toutes ces informations. Il avait besoin de se poser. D'y penser. Peut-être même d'en tirer quelconques conclusions. Et quoi de mieux pour se remémorer correctement toutes ces réflexions que de retourner à leur source ?

Ainsi, il n'avait eu qu'une idée en tête en quittant la caserne : se reposter à l'exact même endroit où il avait rencontré la bleue pour prendre son temps. Réorganiser son esprit.

Une fois arrivé, le mâle s'exécuta donc : il laissa son derrière lourdement tomber sur le sol et clos ses paupières. Là, les rouages de son cerveau se mirent en route.
Et il fronça instantanément les sourcils : qu'est-ce que c'était compliqué !

S'il avait été fait de ferraille, on aurait très certainement vu un bon gros nuage de fumée noire s'échapper de son crâne.

Impuku avait reçu ses ordres.
Et pas que des ordres, d'ailleurs : elle avait reçu des encouragements, de la gratification, et l'assurance que les hautes sphères du clan comptaient sur elle et lui avaient trouvé une utilité autre que celle de guerroyer. Mieux encore : Inqaku lui avait dit de vive voix qu'elle ne devait pas combattre, mais que son rôle à elle était de sauver des vies. Alors, Impuku n'avait pas attendu plus longtemps : après tout, l'ordre était immédiat et il fallait qu'elle trouve Nsiese le plus vite possible.

Cependant, la jeune lionne se doutait qu'elle n'y arriverait pas du premier coup. Elle avait déjà eu de la chance de tomber sur Nsiese une fois, alors deux... ça serait demander beaucoup. Pour autant, elle n'avait pas l'intention de jeter l'éponge aussi facilement. Alors, elle avait rencontré Zuberi et, une fois tous les deux d'accord sur les ordres qu'ils avaient reçus séparément, ils n'avaient pas attendu plus longtemps pour mettre leur plan à exécution. Impuku passerait son temps à guetter la rive, cachée dans les fourrés comme seule elle savait le faire, tandis que Zuberi devrait vaquer à ses occupations tout en restant à portée de voix, de sorte qu'elle puisse l'appeler quand Nsiese apparaîtrait.

Alors, la Souris avait commencé à guetter. Qui aurait cru qu'elle deviendrait un jour une sentinelle à la frontière ? Pourtant, elle faisait remarquablement bien son travail : concentrée, sur le qui-vive, et merveilleusement bien dissimulée dans ses cachettes favorites. Inqaku le lui avait bien dit : elle devait rester cachée aux yeux des Légionnaires.
Elle était restée plusieurs jours à faire ça. Se lever dès l'aube pour hanter la rive, Zuberi gardant fidèlement ses arrières, prêt à arriver en renfort au moindre appel. Repartir après la nuit tombée, épuisée et inquiète, mais sûre d'avoir bien fait son travail. Et pourtant, Nsiese ne s'était toujours pas montrée.

Aujourd'hui ne faisait pas exception à la règle : elle était là, à son poste, invisible mais bien présente.
Sauf que quelqu'un se montra. Pas une patrouille frontalière, ni un sage venu juger de l'état du cours d'eau. C'était... le gros lion. Celui qui avait dit qu'elle était jolie. Impuku sentit son cœur émettre un battement fort; si fort qu'elle eut peur qu'il l'entende depuis l'autre côté. Mais... que faisait-il ? Il avait l'air de ne rien faire du tout. Assis, les yeux fermés, et la bouille toute froncée dans une expression de concentration extrême. Son visage était tout de travers, et Impuku sentit une bouffée d'affection la submerger. Elle faillit laissa échapper un rire, mais réussit à le garder bien au fond de son ventre – seul son tendre sourire témoignait de son affection et, heureusement pour elle, il était bien caché.

Elle aurait voulu lui dire quelque chose, mais elle ne pouvait pas. Inqaku le lui avait explicitement ordonné : elle ne devait pas se faire repérer. Alors, à la place, elle prit un petit galet aux reflets bleutés et l'envoya silencieusement en direction de l'eau. Il ne fit de bruit qu'en retombant dans la rivière, assez près du côté Cidanka pour être vu et peut-être attrapé...

"Ce que tu va faire est mal." se répétait le gros idiot. Son cerveau fusait, surchauffait même. Pourquoi ? Pourquoi cette Khomba avait-elle tenté de lui faire comprendre cela ? Pourquoi Nsiese elle aussi voulait-elle lui faire comprendre cela ? Que faisait-il de mal ?

Ses aînés lui avaient appris depuis sa plus tendre enfance à haïr les Khombas. Ils l'avaient formé à se battre, lui avaient donné Envie de se battre. Pour lui. Mais surtout pour les siens. Alors qu'y avait-il de mal à vouloir se battre pour les siens ?

"Tuer."

Voilà un autre mot que se répétait le jeune canonnier et qui le faisait grimacer d'effroi. Que ce soit en pensant à ses amis qui risqueront d'être tués lors de la confrontation. Ou encore aux nombreux Khombas qui seront tués. Et à cette lionne bleue qui le serait peut-être aussi. Peut-être même sous ses propres coups !

Le gros mâle eut un frisson qui parcourut toute son échine ; du bout de sa plus petite griffe jusqu'à celui de ses oreilles. Cette idée ne lui plaisait guère. Et sa hâte à la bataille s'éteignit instantanément. Alors il se le répèta comme s'il tentait de se convaincre :

"Tuer la jolie lionne. Tuer la jolie lionne. Tuer la jolie lionne !!" avait-il même fini par se hurler.

Et à chaque fois, l'effet était le même : la peur. Et ce frisson désagréable qui faisait trembler toute sa masse.

Pour tous. Mais jamais pour lui. Lui n'avait pas peur de se faire tuer. Il avait peur pour les autres. Et malgré son statut officiel "d'ennemie", la bleue ne faisait pas exception. Dans sa tête, elle était une adversaire. Mais dans son coeur elle n'était autre qu'une simple lionne. Comme Nsiese. Comme Nahama. Comme Jacayl... Comme lui. Et elle devait avoir une famille, elle aussi. Des amis.

Au final, n'avait-il jamais vu cela que comme un jeu ? Une simple comédie dans laquelle Khombas et Cidankas seraient de simples acteurs, mimant une guerre factice comme une sorte de rituel à chaque fois que la rivière daignait les laisser interpréter leurs rôles fictifs.
Et se rendait-il compte seulement maintenant que ce n'était pas simplement leur victoire qui était en jeu mais leur vie à tous ?

Par chance, un son étrange vint interrompre son cerveau avant que celui-ci ne surchauffe totalement. Ses oreilles réagirent aussitôt, se tendant vers le-dit bruit, et Togotan ouvrit les yeux. L'expression froissait qui tenait alors sur son visage s'effaça totalement.

"Un galet ?" se demanda-t-il tandis qu'il vit la caillasse se noyer dans l'eau cristalline.

Ce jour-là, la rivière semblait totalement endormie. Alors notre molosse pu aisément retrouver le fameux galet lorsqu'il décida de s'en approcher.
Les pattes dans l'eau et la tête à la surface, il fixa alors la pierre au fond d'un air penaud. Elle était étrangement bleue.

Notre gros Togo, long à la détente qu'il était, releva alors la tête en direction de l'autre rive. Et la pencha sur le côté, intrigué.

- Y'a quelqu'un ?

Il avait entendu le plouf du galet, et il s'était même penché pour le regarder ! Mieux encore, il avait compris que le caillou n'était pas tombé du ciel; mais à sa question, Impuku ne pouvait répondre. Pas alors qu'elle avait promis à sa Dame Inqaku, quelques jours plus tôt seulement, qu'elle serait très prudente et qu'elle ne se mettrait pas inutilement en danger. Si elle avait autrefois accepté d'échanger quelques mots avec le Légionnaire, la donne avait à présent changé : elle avait une mission de la plus haute importance, et le clan comptait sur elle ! Enfin non, pas tout le clan, en fait... vu que sa mission était top secrète. Mais Inqaku et sa Cour, en plus de Zuberi, savaient et lui faisaient confiance – et c'était plus qu'assez pour la motiver !

Alors, elle resta bien cachée sans bouger, à moitié à contre-cœur. A moitié seulement, parce que l'autre moitié de son cœur, toujours aussi optimiste, se réjouissait de pouvoir passer la journée à observer le beau mâle tout en muscle et en fluff blond. C'était toujours mieux que les jours précédents où elle n'avait pu que fixer une rive complètement vide et se cacher de temps à autre de patrouilles hargneuses... autant les patrouilles Cidanka que les patrouilles Khomba, d'ailleurs, car sa mission devait rester un secret envers ses alliés également.

La vie d'Impuku n'était décidément pas facile ! Mais se cacher était sa spécialité, et ça aurait pu être pire. La seule ombre au tableau aujourd'hui était qu'elle n'avait pas le droit de se faire voir... mais était-ce interdit, de lui envoyer de petits signes ? Juste pour être sûre qu'il ne parte pas ?
Elle n'avait pas d'autre galet sous la patte alors, la Souris chercha autre chose : et elle trouva un brin d'herbe grasse. Un brin d'herbe, rien de très surprenant : mais c'était un trésor pour les ingénieuses souris, et la nôtre ne tarda pas à le couper pour le saisir entre ses pattes. Délicatement, du bout de la griffe, elle le plia en deux dans le sens de la longueur, puis le prit entre ses dents et souffla doucement. C'était un jeu connu de la plupart des lionceaux : un brin d'herbe ainsi plié laissait échapper un cri d'oiseau quand on soufflait dedans ! Ce n'était évidemment que l'humble interprétation d'Impuku; ne connaissant pas le concept du sifflement, il lui paraissait surtout que l'herbe devait avoir un lien avec les volatiles. Elle soufflait si délicatement que le son se mêlait sans mal aux véritables chansons des passereaux nichant au-dessus d'elle, mais elle espérait que le son soit assez distinct pour attirer l'attention de Togotan... ou, au moins, lui laisser un signe de sa présence.

Alors qu'il s'était mis aux aguets, attendant une quelconque réponse, les fines oreilles de notre gros balourd finirent par déceler ce qui semblait être le son d'un oiseau.

"Étrange…" pensa-t-il en constatant que ce chant n'avait rien avoir avec ceux des volatiles nichant dans les environs.

Lui qui était un si grand friand de nourriture sembla alors extrêmement curieux de savoir à quelle nouvelle espèce pouvait bien appartenir cet insolite gazouillit. D'autant plus que cet oiseau semblait capable de faire ricocher un galet jusqu'à notre ahuri.
Un si petit animal pouvait-il vraiment réussir à faire une telle chose ?

Togotan cligna des yeux plusieurs fois, stupéfait par cette simple idée. Quand soudain, le craquement de ce qui semblait être une branche soudainement fendue vint rompre la paisible mélodie de la nature. Un corbeau s'envola du buisson d'où provenait le bruit. Le gros lard écarquilla les yeux, s'imaginant évidemment que c'était ce fameux corbeau qui avait eu tous ces étranges comportements.

Le gros mâle au toupet touffu secoua alors vigoureusement la tête pour en faire taire cette déstabilisante imagination. Il soupira, destabilisé. Toute cette réfléxion avait certainement du lui faire sauter un boulon. Il avait besoin de se reposer.
Il se leva donc pour finalement repartir en direction de la caserne. Ce n'était probablement pas le moment pour lui de penser à ce genre de choses.

Et c'était effectivement le cas.

Car il ne se doutait absolument pas du drame qui allait survenir cette nuit-là.