Nihahsah était épuisée. Elle ne pensait pas avoir connu pareille douleur un jour. Il lui semblait que son esprit s’en était allé ; il avait pris son âme dans son sillage, les livrant aux vilaines bourrasques qui les séparaient en les éparpillant. Ouais. Elle pouvait presque les sentir en marchant. Ils s’accrochaient dans les branches, se coinçaient au cœur d’une fleur aux couleurs passées. La mousse s’en repaissait, dévorant les souvenirs heureux avec lesquels ils avaient pris les voiles.
Il ne restait plus que les choses cassées ; des choses que Nihahsah avaient passé la nuit à mettre à la fois en avant, mais aussi de côté. Elle avait dû exposer aux derniers Uamuzi de Kambi ce qu’il s’était passé en ravalant sa rancœur. Elle avait été obligée de les regarder gentiment en leur parlant de ce qu’ils avaient vécu, de l’affront, de leur échec, puis de la disparition d’Ienzo. Elle n’avait pas eu le courage de souligner ce qu’il s’était passé avec Theluji ; le môme aurait ce privilège — celui de leur cracher dessus — s’il décidait de rentrer auprès des siens.

Elle n’avait plus qu’une mission, désormais : voir Theluji. Il n’était pas question de le laisser retourner à sa vie sans lui souhaiter bonne chance. Ils méritaient mieux que ça, l’un comme l’autre. Elle chercha donc son odeur si familière dans la végétation, s’enfonçant dans le bois en suivant le chemin laissé dans son sillage. Nihahsah entra dans une petite clairière faiblement éclairée. L’aube commençait à briller au-dessus de la ligne d’horizon. Elle se rapprocha prudemment mais choisit de garder quelques mètres entre eux pour ne pas lui mettre une pression inutile. Elle lui sourit, comme avant.
Elle sentit son cœur se serrer dans sa prison d’os. En le voyant, là, dans son habit de presque-grand, l’ancienne Msafara eut la sensation de regarder un frère chéri qui s’apprêtait à lui dire adieu.

J’aimerais revenir à ce jour où nous n’avions peur de rien, pensa-t-elle avec les yeux noyés. Ce jour-là, où chaque Uamuzi était lové au bord de la mare ; ce jour-ci où le soleil se levait pour eux, où ils se croyaient encore chanceux. Elle soupira, puis baissa les yeux vers ses ongles rentrés. Elle avait l’impression d’être plus faible que jamais sous le regard de l’enfant. Ses ennemis n’arriveraient pas à lui faire peur comme ses proches le pouvaient. Ils avaient tant de pouvoir sur elle…

— On s’est quitté d’une drôle de manière, hein ? Elle se mit à gratter délicatement la croûte de mousse humide qui recouvrait le sol par-endroit. Je ne vais pas chercher à te retenir. On a décidé, ensemble, que chacun aurait sa voix au chapitre, que vous pourriez prendre vos décisions, faire vos choix, vous-mêmes. La seule chose que je viens faire, ce matin, c’est essayer de plaider nos causes perdues. Je sais que nous avons mal agi, que nous t’avons blessé. Mais nous ne sommes que des lions, nous aussi. Nous sommes faillibles.
Elle prit une profonde inspiration en relevant les yeux pour le regarder dans les siens. Elle ignorait seulement s’il allait rester pour l’écouter finir.
— Nous n’avons pas seulement perdu un combat, Thelu. Ils nous ont laminé. Ils nous ont poussé si loin dans nos retranchements qu’on a perdu connaissance, ce qui leur a donné l’occasion d’enlever quelqu’un qui nous est cher. Un ami. Un membre du clan. Lorsque nous nous sommes réveillés, la réalité nous est apparue cruelle. On s’est endormi sous les crocs d’un ennemi au corps couleur sable, avec une crinière très pâle. On s’est réveillé sous les crocs d’un équivalent. Ça n’excuse rien, bien sûr… Mais Thulrur essayait seulement de me protéger. Il a eu peur, comme moi.

Finalement, Nihahsah soupira. Elle s’assit en replongeant de plus belle dans le silence.

La nuit avait été horrible.
Les bras de Morphee n'avaient aucuneelnt aidé le jeune lion. Bien au contraire. Il avait été réveillé à plusieurs moments par des cauchemars déformés d'une réalité triste. Par trois fois il se réveilla, l'air agard et les griffes sorties, tout ses muscles bandés par la stress et la détresse. Par trois fois il se rendormit avec la boule au ventre. Et enfin, les premiers rayons solaires trouèrent la voûte céleste sombre, le réveillant presque immédiatement.
Il était encore très tôt et la clairière sentait encore la rosée. Sortant de son trou sous son arbre, Theluji s'étira en baillant, un air las sur le visage. Il avait les traits tirés par sa nuit peu reposante. S'asseyant nonchalamment sur le sol, il se mit à faire sa toilette. Rien ne pressait, il pouvait encore laisser Cerys dormir ; il savait qu'elle n'était pas du matin alors il ne la réveillerait qu'au dernier moment.

Dans le silence doux du matin, un bruit de pas léger vint attirer son attention. Tournant à demi la tête vers l'origine du bruit, il vit avec surprise Nihahsah sortir des fourrés. Rapidement cependant, sa surprise fut transformée en un masque froid qu'il plaqua sur son visage. Il repensa à ce que la lionne dorée lui avait dit la veille. Qu'il soit blessé, c'est une chose mais que l'on blessé au passage une personne qui n'avait jamais rien demandé, il ne pouvait juste pas l'accepter. Car si Thulrur l'avait trahit en le blessant physiquement lui seul, Nihahsah avait en revanche trahit Cerys et Nguvu en plus en prenant sa décision de partir. Laissant ainsi livrée à elle-même une lionne à peine adulte.
Et pour ça, le jeune lui en voulait énormément.
Sans bouger, reprenant sa toilette, le lion clair écouta les paroles de la femelle. Il ne la coupa pas, il ne s'éloigna pas. Il emmagasina simplement ce qu'elle lui disait, réfléchissant à sa réponse. Puis, lorsqu'il lui sembla qu'elle eut finit, il se retrouna lentement vers elle, s'asseyant face à elle, la fixant d'un air détaché et trop calme. Il la détailla du regard sans mot dire, laissant le silence s'installer entre eux. Il remarqua ses yeux humides et son air peiné mais il ne fit aucun geste vers elle. Il n'était pas à l'abri d'un Thulrur furieux qui pourrait sortir d'entre les feuillages. Et il ne voulait pas combattre.
Ainsi, il l'observa juste durant de longues minutes avant de prendre la parole d'une voix blanche.

- Je peux comprendre que l'on puisse me confondre avec l'un de ces lions clairs. Je peux comprendre que vous ayez été désorientés, terrifiés. Ce n'est pas pour ça que je vous en veux.
J'en veux à Thulrur car, même après m' avoir reconnu, il avait toujours ce même regard assassin qu'avait aussi eut Mu'Awiya. Je lui en veux car il me voit comme une menace sans que je ne sache même pourquoi, sans que l'on ait eut une possibilité de s'expliquer, de se comprendre.

Faisant une pose de nouveau, il reprit la parole avec une sorte de douceur dans la voix qui tranchait terriblement avec le regard de plus en plus glacial avec lequel il fixait Nihahsah.

- Et je t'en veux car tu abandonnes ce clan de fortune que tu étais sencée protéger. Tu l'abandonnes en partant seule à la recherche d'Ienzo avec Thulrur alors que l'on aurait put y aller tous ensembles.
Que l'on m'abandonne en soit, ça fait mal mais c'est un moindre mal. Je ne suis qu'une pièce rapportée après tout et je suis voué depuis le début à partir. Mais que tu oses abandonner Cerys et Nguvu qui n'ont rien demandés, les laissant livrés à eux-mêmes c'est juste... parfaitement immonde.

Sa douceur était devenue tranchante. Son timbre de voix vibrait d'une colère contenue que son corps trahissait. En effet, si aucun de ses muscles ne bougeaient, sa queue en revanche s'était mise à fouetter férocement l'air, exprimant clairement sa rage intérieure.

- J'espère simplement pour toi que tu n'abandonneras pas non plus Thulrur comme tu nous as abandonné. J'espère qu'il en sera de même pour Ienzo, si tant est que vous arriviez à le retrouver...

S'arrêtant de nouveau, il toisa la femelle d'un air clairement furieux. À cet instant, elle n'était déjà plus rien pour lui. Juste une lionne comme tant d'autres qui essayer de se racheter. Sauf qu'il y avait une chose qu'elle ne savait pas à propos du jeune Shehe : une fois échaudé, il n'était pas du genre à pardonner sauf s'il y avait une solide explication derrière. Et puis, à ses yeux, la trahison était là pire des choses à faire.
Soupirant pour essayer de se calmer et de garder le contrôle, le jeune reprit la parole de nouveau.

- Tu es venue malgré tout alors je vais te donner une information. Cerys et moi nous partons d'ici peu retrouver mon clan. Quand à Nguvu, je ne sais pas ce qu'il est advenu de lui.

Theluji resta sur son séant, fixant de ses yeux bleu la lionne qui faisait peine à voir. Lui aussi faisait peine à voir en un sens. Sur ses traits, sa joyeuse et insouciante jeunesse semblait avoir laissé place à un jeune adulte bien plus froid et menaçant.
Il était bien loin le petit adolescent qui courrait de joie entre les arbres.

Les murs de son château se fissurent. Les brèches s’amoncellent, se suivent, se rejoignent. Le premier s’effondre dans un boucan indescriptible. Son cœur se replie sur lui-même ; il comprend que la forteresse dans laquelle il se cache va rendre l’âme. Bientôt. Dans une poignée de secondes. L’émotion de le revoir disparaît peu à peu, remplacée par quelque chose de douloureux : l’indifférence. Le masque se construit lentement sur son visage, gommant chacune des petites nuances qui la rendent jolie. Au bout d’une minute, les larmes sont ravalées. Ses yeux s’éteignent.
Je n’avais pas remarqué.
Désormais, Nihahsah sait pourquoi Thulrur n’a pas pu s’excuser ou compatir après le coup donné. Le môme se pose en martyr sans penser aux autres. Il se fout de leur ressenti. Ce n’est pas difficile à deviner quand on lorgne ses grands yeux bleus sans compassion. Ils ont perdu un frère hier mais ce sale môme n’en a rien à branler. C’est à son tour d’avoir envie de l’écharper. Nihahsah se rappelle avoir crevé l’œil d’un Cidanka pour sauver sa propre vie — certes — mais surtout pour garder les siens en sécurité. Elle a cherché à tuer un semblable (un crime jamais commis) pour préserver le petit monde créée pour ce morveux incapable de reconnaissance. Le dégoût l’accable, s’inscrit même brièvement sur son visage. La lionne l’observe durement. Froidement. Il n’est plus l’enfant trop aimé, désormais. Oh non. Il ne le sera plus jamais.

— Je vois. Je vous ai abandonné. Tu sais quoi ? Je veux bien être le monstre qui l’a fait ; seulement parce que je suis une grande fille qui sait, elle, que ce n’est pas vrai. Si ça vous donne une excuse pour vous barrer au bout du monde, qu’il en soit ainsi. Nihahsah balaie ce qu’ils ont créé sous le nom d’Uamuzi d’un simple coup de paume dans le vide. Mais la réalité, mon ange, c’est celle que tu as l’air d’occulter. Vous nous avez abandonnés. Aucun de vous n’est venu nous aider. Aucun de vous n’a empêché Ienzo de se faire enlever. Tu as été à peine approché par ces abominations Cidanka mais ils ont gravé des plaies indélébiles sur ton âme. Aujourd’hui, il faudrait que je renonce à sauver mon frère qui s’est rendu à jamais essentiel à la brève Uamuzi pour m’occuper d’un môme ingrat. Au Yetupeponi comme ailleurs, je ne crois pas qu’un comportement pareil serait toléré. J’avais décidé de vous pardonner à vous, les jeunes d’avoir soi-disant été trop loin à ce moment pour nous entendre rugir, mais… Je ne vois pas pourquoi je ferai des efforts pour quelqu’un qui n’en a jamais fait en échange. Les mots, incisifs, sont prononcés d’une voix aussi douce que celle de Theluji. S’il pense pouvoir la vaincre à ce jeu-là, il se trompe. Nihahsah peut l’écraser d’une griffe. La lionne pousse le vice à hausser les épaules. Si Mu’Awiya s’est attiré sa haine, il n’y a rien pour décrire ce que l’ancienne Uamuzi éprouve maintenant pour son protégé.

— Tu dis que je vous ai abandonné mais regarde-toi dans une mare. J’ai donné des conseils précis à Nguvu pour qu’ils vous emmènent là où aucun Cidanka ne pourrait vous atteindre en espérant que vous y seriez plus en sécurité qu’à mes côtés. Après quoi, nous serions rentrés avec Ienzo. Tu crois que je pars m’amuser ? Je vais sûrement mourir, là-bas. Mais j’y vais mourir pour mon frère. Maintenant c’est assez. Je n’ai pas à me justifier devant quelqu’un qui n’est pas capable de voir la différence entre deux personnes aussi opposées que Thulrur et Mu’Awiya. Par contre, est-ce que tu sais ce qui est vraiment immonde ? Oser faire un parallèle pareil alors que Thulrur et Ienzo t’ont ramené de quoi soigner ta patte. Tu serais mort sans leur aide. Un lion estropié — seul de surcroît — n’aurait aucune chance.
Mais peut-être qu’il est l’heure pour toi de rentrer. Peut-être que nous serons éternellement des bêtes assoiffées de sang comparés à ces brillants individus qui t’ont envoyé en pélérinage sans un parent bienveillant pour t’éviter de mourir au premier obstacle. C’est nous qui t’avons sauver de Cidanka, pas eux.

Nouveau haussement d’épaule. Nihahsah juge que c’est suffisant. Respirer le même air qu’un individu comme celui-là lui fait l’effet d’un trip sous acide. Elle lui lance une dernière œillade teintée de déception, puis s’enfonce dans la végétation.
Adieu misère, adieu. Je crois que je vais rester auprès de celui qui m’a prise entière sans jamais me faire un reproche sur quoi que ce soit.