Lindiwe coursait un lièvre dans les pics rocheux depuis quelques secondes. Elle pensait s’être approchée suffisamment, mais l’animal l’avait visiblement vu arriver. La vieille lionne mordait sa langue, essayant d’ignorer les douleurs à ses articulations, se focalisant sur sa proie. Elle avait remarqué que ces gènes étaient de plus en plus courantes, peut-être ne s’échauffait-elle pas assez pour son âge ?

La Khomba n’eut pas le temps de penser plus longtemps qu’elle enjamba un petit bosquet pour retomber sur ses pattes ensuite… Ah bah non en fait.

Lindiwe n’avait pas vu que derrière la verdure se terminait l’une des pointes des lieux. Ses pattes battirent l’air sous un peu plus de deux mètres avant que le sol ne vienne rentrer en collision avec ses membres. Certes la Khomba était un félin et avait donc de bons amortisseurs, mais la vieillesse et la surprise l’empêchèrent de bien atterrir.

La lionne fit quelques petits pas avant de s’écrouler au sol, le souffle coupé. Elle en oublia complètement le lièvre, déjà loin.

Putain ! ne put-elle s’empêcher de crier.

La vétérante était énervée contre elle-même, de ne pas avoir eu le réflexe de rouler dans sa chute, mais encore plus contre ses vieilles articulations qui semblaient ne pas avoir encaissées comme elles auraient dû l’impact.

Si des lions se trouvaient dans la zone, elle avait certainement du les alerter suite à son cri. Mais Lindiwe ne voulait pas avoir de compagnie, elle savait que cela passerait, il lui fallait juste quelques minutes de calme.

- Nko’ ? Hé, Nko’ ! Le concerné presse le pas. Il allonge la foulée en glissant à flanc d’une colline inachevée. Il aime beaucoup de paysage… Normalement. Il l’apprécie lorsqu’il n’est pas trop occupé à fuir ses jumelles. Les deux lionnes se sont levées du mauvais pied, décidées à lui faire vivre l’enfer des entraînements. Sauf que c’est mal connaître Nkosana que de croire qu’il va s’y plier docilement. Il a de bons réflexes, le garçon, dès qu’il s’agit de fuir pour sauver ses chances d’avoir un avenir. Il court donc entre les grosses griffes où dansent les herbes grasses ; une végétation si libre que les petits brins sont devenus de longs bras traîtres. Ils cachent ce qu’il y a en-dessous, ce qui est assez petit pour s’y dissimuler. Ce n’est pas son cas, à Nkosana ; sinon, il ne se ferait pas ”chier” à courir comme un dératé. Non, par contre, le lièvre, lui... Eh ben, le Khomba ne le voit pas. Il se prend le pied dedans avec son élan, l’envoie valser au loin en glissant lui-même sur plusieurs mètres. L’animal se fracasse sans grâce aucune à proximité de Lindiwe, Nkosana pas bien loin derrière. Il rouvre les yeux, les écarquille en lâchant le souffle bloqué jusque-là. Il a fait une sacrée cascade ! Il se redresse maladroitement, et aperçoit la lionne âgée. Oh ! Quelqu’un a crié il y a peu. C’était vous ? Vous allez bien ? Il plisse le nez en se massant la joue. Il aura sûrement un bleu sous la fourrure dès demain ! Oh… Un lièvre. Le pauvre. Il aurait mieux fait de passer son chemin. Pas besoin de vérifier son pouls, Nkosana est sûr que le lagopède est mort. En fait, l’angle peu naturel de son cou est déjà un bon indicateur en soit.

Lindiwe ne vit pas le jeune adolescent dégringoler près d’elle. Mais elle entendit bien sa remarque débile. Il avait vu un autre lion se fracasser par terre dans le coin peut-être ? Themba était finalement le seul adolescent qu’elle pouvait encore supporter…

Woaw, quelle perspicacité, petit… dit-elle avec sarcasme, levant les sourcils au ciel.

Elle souleva sa tête avec difficulté, tournant son regard vers le Khomba, puis vers le lièvre mort à ses côtés. Son corps, lui, restait couché sur le flan. La grand-mère avait néanmoins réussi sa chasse !

Je pète la forme, ça se voit pas ? lui répondit-elle, toujours sarcastiquement. Amène-moi ce lièvre au lieu de parler pour ne rien dire, c’est ma proie.

Nkosana ouvre de grands yeux surpris. La verve de la vieille lionne le prend au dépourvu, le laissant silencieux durant de longues secondes. Ses cils papillonnent vigoureusement, ses lèvres s’écartent pour formuler des excuses ; il a l’impression de ne faire plus que cela, dernièrement. Demander pardon. Allez savoir pourquoi, d’ailleurs. Il a le droit d’être ici, aussi sûrement que la grand-mère.
Au final, il baisse simplement les yeux vers le sol recouvert d’herbes folles. Il mâchonne l’intérieur de sa joue, gardant pour lui son mécontentement. Il n’aime pas le conflit, alors il ne dira rien. Il ne supporte pas l’idée de causer du tort, d’accord, mais il ne faudrait peut-être pas pousser ses ancêtres dans les orties !

La dame lui ordonne de rapporter le lapin à la nuque brisée. Nkosana s’exécute sans chercher à faire valoir ses droits sur l’animal ; pourquoi faire ? Il n’a pas faim, ce qui semble par contre être le cas de la lionne âgée. Il recueille les deux oreilles entre ses crocs, rejoint l’aînée en quelques pas pleins de grâce, puis décompose son offrande à ses pattes. Il se recule aussitôt pour ne pas envahir l’espace personnel de l’autre Khomba. Ses prunelles traînent sur le corps. Souffre-t-elle ? Son cœur se serre rien qu’à l’idée. Il lui adresse un regard doux. Puis-je vous proposer d’aller quérir l’aide d’un guérisseur pour vous ? Je ne serais pas long.
Sauf qu’il sait déjà qu’on va encore l’envoyer paître. À croire que seul son père — sans oublier la dame Impuku, aussi, évidemment — est gentil ici. Et patient. Surtout patient.

Bon, il a quoi le petit à rester planter devant elle comme ça ? Il allait pas se mettre à pleurer, si ? Il finit par lui donner son lièvre et se reculer. Lindiwe fut quelque peu interloquée, c’était rare de recevoir autant de politesse, surtout venant d’un petit adolescent comme lui.

Non non, j’ai pas besoin de guérisseur. lui assura-t-elle rapidement.

Voilà qu’il voulait rameuter tout le clan ! Elle pouvait bien supporter la présence d’un adolescent quelques minutes, non ? Lindiwe voulut croquer dans sa proie, mais dans l’angle où elle trouvait, elle ne disposait d’aucune prise convenable. Elle souffla donc un coup et reposa sa tête au sol lourdement, admirant le ciel.

Qu’est-ce que tu faisais dans le coin, petit ? demanda-t-elle.