Au petit matin, après la nuit de la fuite d'Ienzo.

Ils étaient partis, sous les cris de rage – et de désespoir – des quelques Cidanka présents. Ils étaient partis; la Souris menant la marche, le Colosse supportant l'échoué juste derrière. Le pauvre rescapé avait vite fini par s'évanouir et Zuberi avait dû le porter tant bien que mal jusqu'au lac, où les deux partenaires de mission avaient alors dû se débrouiller pour faire descendre le corps inerte du pseudo jeune lion jusqu'en bas de la gorge. Ils l'avaient ensuite installé dans l'une des nombreuses grottes humides des falaises, et Impuku était restée avec lui jusqu'à présent.

Zuberi, lui, était parti. Pour aller récupérer le corps de Nsiese ? Pour aller prévenir Inqaku et Silwe ? Elle ne savait pas vraiment – elle, en tout cas, considérait avoir une bonne excuse pour ne pas faire face à sa Mère tout de suite. Elle avait peur, la Souris, parce qu'elle n'était plus sûre de rien. Sa Dame lui avait dit de sauver une âme, et elle l'avait fait, mais ce n'était pas la bonne. Est-ce que ça allait faire une différence ? Est-ce que sa mission serait considérée comme ratée ? Pour autant, elle ne regrettait pas cette nuit : elle avait réussi à sauver ce lion-là, et c'était déjà beaucoup. Son cœur saignait pourtant pour Nsiese, et Impuku aurait tout donné pour sauver les deux – pour sauver le clan tout entier, en fait – mais elle n'avait pas été assez forte pour ça. Ni elle ni Zuberi, malgré toute leur bonne volonté, ne pouvaient faire des miracles... et la rivière; la rivière ne pardonnait pas.

Alors, elle attendait le verdict de sa dirigeante, terrée dans son trou comme l'inutile Souris qu'elle était. Bien sûr, elle ne faisait pas que se cacher : elle s'affairait autour du rescapé, léchant ses blessures et lui préparant un petit-déjeuner. Elle avait même passé la moitié de la nuit à lécher son poil mouillé pour le sécher, puis à rester blottie contre lui afin de le réchauffer. C'était tout ce qu'elle pouvait faire, et elle y avait mis tout son cœur – maintenant, elle attendait un peu plus loin, un piranha entre les pattes, celui qu'elle réservait à l'adolescent torturé. Il donnait l'impression d'avoir été affamé, mais elle ne pouvait lui en donner plus – elle savait que trop nourrir quelqu'un pouvait tout aussi bien le tuer. Il faudrait qu'il se réhabitue à manger, petit à petit... Du moins, c'était ce que son père, passé la voir un peu plus tôt, avait bien pris le temps de lui expliquer.

Car la rumeur commençait inévitablement à se propager : l'odeur de l'inconnu, qui comportait autant d'effluves étrangères que celles des Cidanka, avait très vite alerté les Nobles, mais quelqu'un s'était semble-t-il chargé de les calmer. Ainsi, la mission d'Impuku et Zuberi n'était plus secrète du tout...

Maman ?
Il tend ses pattes pour toucher le grand museau, se faisant doucement bercer par chaque lèche qu'on lui donne. Il y a un ronronnement dans le fond de sa poitrine, il se propage dans tout son être qui en tremblote de bonheur. Il paraît si fragile comparé à la grande silhouette qui le tient précieusement contre sa poitrine, où les battements réguliers de son coeur lui rappellent la mélodie des gouttes d'eau tombant des plafonds des grottes. Il lève la tête pour chercher son regard, mais... Il se heurte à un visage qui n'a pas de traits. C'est à peine s'il distingue les deux abysses qui lui servent de yeux, des abysses d'où s'écoulent brusquement des torrents d'eau noire, l'engloutissant en l'espace d'un instant, lui et ses cris de terreur. Il a l'impression de faire une chute, son coeur essaye de s'arracher de sa poitrine au fur et à mesure qu'elle accélère.

Jusqu'au moment où il se réveille.

Ses muscles tressaillent, ses yeux s'écarquillent et ses babines aspirent une bouffée d'air, si brève qu'elle ressemble à un hoquet. Puis, il se fige, découvrant la roche familière d'une grotte humide. Il se croit toujours plongé dans un rêve, jusqu'à découvrir sa protectrice, non loin de là. Se plonger dans la couleur menthe de ses yeux fait resurgir les souvenirs de la veille, la réalité lui met une gifle si violente qu'il se met à froncer les sourcils avec peine. C'est la pauvre lionne qui a tenté de l'aider sur la rive, celle qu'il a menacé sans le moindre scrupule. Il a honte, Ienzo. Parce qu'il lui suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que c'est elle a qui nettoyé ses blessures, qui a séché son pelage, qui a gardé son corps au chaud. La tâche n'est pas aussi difficile qu'avec un autre grâce à son poil à ras, mais ça ne change rien au fait qu'elle a pris soin de lui quand même il lui a craché un peu de sa rage à la gueule, simplement parce qu'elle essayait de le protéger. Il ne sait même pas si lui aurait eu une telle bonté.

Je suis désolé... Il murmure d'une voix douce, presque éteinte. Je... Je n'étais pas dans mon état normal. Puis, il échappe un petit soupir par la fente de ses babines, détournant le regard pour le reposer sur les murs de la grotte. La bonne excuse... Ses yeux suivent les traits de la roche, la myriade de gouttes d'eau au plafond, quand il remarque une absence, une autre présence qu'il aurait voulu à ses côtés lorsqu'il se réveillerait. Où est Nsiese ? Demande-t-il d'une voix qui se met à trembler à ce nom. Son esprit a volontairement oublié les derniers moments pour l'épargner de souvenirs trop durs à porter, il ne lui reste que l'aperçu de sa vague silhouette dans la rivière. Mais Ienzo sait, au fond de lui, que si elle n'est pas là, c'est pour une raison. Mais il ne veut pas l'accepter comme ça, il a besoin d'entendre la vérité, peu importe combien elle le détruirait.

Alors il fixe son regard sur la jeune lionne, attendant en silence que l'atroce nouvelle s'échappe de son museau délicat, le coeur déjà battant de souffrance et les yeux davantage assombris par un voile humide.

Il se réveillait, doucement. Impuku ne bougea pas; en fait, elle prit même le soin d'aplatir sa tête au sol pour avoir l'air le moins imposant possible quand il se réveillerait. Il risquait d'être déboussolé, en panique, ou encore dans un état de choc ! Ne sachant à quoi s'attendre, la Souris faisait naturellement ce qu'elle faisait le mieux : elle s'aplatissait pour disparaître, mais ses pattes cachées sous elle, fourbes, étaient prêtes à réagir pour la faire bondir hors du danger si jamais le premier réflexe du rescapé serait de l'attaquer.

Et pourtant, il n'en fut rien. Le pauvre félin semblait lucide et doux. Il s'excusait, et Impuku lui sourit pour lui signifier que tout allait bien et qu'il n'avait pas à le faire. Elle le cachait merveilleusement bien et pourtant, elle-même était la pire des garces dans une situation critique. Comment le blâmer lui ?
Mais, bien trop vite, la question fatale tombe. Impuku ne peut cacher ses yeux qui s'emplissent de tristesse, ses oreilles qui baissent légèrement, sa poitrine qui se serre sur elle-même. Elle serre les mâchoires, vint même se pincer les lèvres. Devait-elle tout lui dire ? Savait-il déjà qu'elle avait été battue à mort ? Qu'elle était même peut-être déjà morte avant d'atteindre la rivière ? S'il l'ignorait, alors elle n'avait pas à cœur de lui révéler toutes ces horreurs. Du moins, pas tant que l'incident serait aussi frais.

Elle n'allait évidemment pas lui cacher la vérité mais elle s'en tiendrait au strict minimum. D'abord, elle dévoila le piranha de sous ses pattes et le poussa doucement, du bout du museau, vers son patient inattendu.
— Mange ça, ça te fera du bien. Même si tu ne te sens pas bien, il faut manger, d'accord ? admonestait-elle de sa voix douce de maman improvisée. Je te l'ai déjà préparé, tu n'as rien à craindre. Nouveau sourire compatissant. Impuku avait pris le temps d'ôter l'arête centrale du poisson et puis, de fouiller sa chair à le recherche des arêtes perdues, comme elle l'aurait fait pour un tout jeune lionceau. Ainsi, le piranha présenté ne ressemblait plus des masses à un poisson, mais à un filet savamment préparé – du point de vue sauvage de nos lions, évidemment.

— Nsiese... hésita-t-elle doucement. Nsiese n'est plus. Il n'y avait rien d'autre à dire. Impuku s'était rapprochée de lui – juste assez pour qu'il puisse pleurer entre ses pattes s'il avait besoin de réconfort, mais également juste assez pour pouvoir lui laisser de l'espace s'il souhaitait être seul.

Mange ça.
Il a l'estomac qui gronde sa faim dès que la délicieuse odeur lui chatouille le museau, mais il y a aussi des nausées qui ne tardent pas à revenir et serrer douloureusement ses entrailles. L'air triste de sa protectrice n'a pas échappe à son regard, il sait déjà la réponse à sa question, même si une partie de lui se bat encore pour garder l'infime espoir que la réalité soit toute autre. Mais il finit par mourir à son tour, quand les mots passent les babines hésitantes de la délicate lionne.

Nsiese n'est plus.
Il relève ses yeux écarquillés, ses mâchoires entrouvertes et la respiration coupée. Un frisson d'horreur soulève une lignée de poils au long de sa colonne, puis le choc laisse place à la réalisation. Ses yeux se remplissent d'océans de larmes, noyant petit à petit l'étincelle qui les rend vivants. Des fleuves tombent de ses paupières alors que les traits de son visage se déforment pour former une grimace d'agonie, mais le hurlement lui reste bloqué dans la gorge. Ses forces le quittent et il rattrape de justesse sa tête dans ses pattes, la cachant des regards extérieurs pendant que son corps tressaille à chaque hoquet qu'il garde silencieux. L'enfant des mers a déjà perdu son peuple, il a perdu ceux qui ont accepté de cheminer à ses côtés en les laissant pour morts, et maintenant, il la perd, elle. Tout ça parce qu'il n'a pas été assez fort.

Il a perdu la notion du temps, ainsi plongé dans le noir, mais il sent que ses yeux lui piquent quand ses pattes finissent par glisser de son visage, découvrant lentement un blanc d’œils irrités au possible, un nez dégoulinant ainsi qu'un poil trempé et ébouriffé à force de sursauts. C'est moche, si moche, mais qu'est-ce qui est beau dans la perte d'une connaissance, au final ? Rien. Ienzo renifle difficilement, les narines tant bouchées qu'il doit respirer par la bouche. L'ombre qui soulignait déjà son regard à son arrivée vient de s'étendre un peu plus, donnant l'impression que ses yeux sont davantage renfoncés dans le fond de leurs orbites. Il est fatigué, tellement fatigué. Pourtant, il se refuse un quelconque repos, quelque chose à l'intérieur de sa tête lui dit qu'il ne le mérite pas. C'est à peine s'il réussit à prendre une bouchée du poisson que sa protectrice lui a tendrement préparé - après un passage de sa patte sur son museau pour éviter un arrière goût de morve, déglutissant péniblement la chair qui manque de remonter à plusieurs reprises.

Il est heureux qu'elle soit là, Ienzo. Parce qu'il sait que la volonté lui aurait manqué, autrement. Quelque chose que son état ne lui aurait probablement pas pardonné. Son regard se met à errer sur les pattes de sa protectrice, il n'ose pas encore la regarder dans les yeux - ou lever la tête simplement, parce qu'elle lui fait mal après tout ça. Ienzo... Le nom s'entend à peine, sa voix tient du murmure à l'intonation étrange, parlant du nez. C'est mon nom... Il marque une pause, une longue pause au cas où elle voudrait lui donner le sien en retour. Que va-t-il se passer, maintenant ? ... Il devine qu'ils doivent se trouver dans le territoire des khomba, mais il ne sait rien d'eux si ce n'est qu'on a essayé de lui mettre dans la tête qu'ils ne sont que des faux, manipulateurs et traîtres.

Et pourtant, ils lui montrent déjà plus de bienveillance en quelques heures que ces autres barbares en quelques semaines.