La plaine était tranquille. Le lion également, comme à son habitude. Le soir était tombé sur la caravane, et les plus fatigués s'étaient déjà endormis. Thulrur, lui, était d'avis qu'il fallait instaurer des tours de garde - une précaution à laquelle cet incapable de Mu'Awiya n'avait évidemment pas pensé. Sans demander son avis, donc, le jeune adulte avait déjà fait son choix; il allait passer la première moitié de la nuit éveillé et allait ensuite passer le relais à un lion de confiance. Il avait bien sûr directement pensé à Ienzo, mais s'était ravisé en se disant qu'il ne fallait pas le fatiguer maintenant, étant donné qu'ils étaient censés partir ensemble en quête d'un point d'eau au petit matin...

Il ne se rendait même pas compte de ce qu'il faisait - à savoir, ménager l'endurance de ses alliés en s'oubliant lui-même. Il se pensait assez fort pour supporter tous les maux du monde, si ça pouvait en protéger ceux sur qui il comptait. Des amis ? Non, pas encore. Il n'osait pas utiliser ce mot pour qualifier ses compagnons d'infortune - pas alors qu'ils n'étaient tous qu'un ridicule groupe de réfugiés, faibles et à l'espérance de vie plus qu'inquiétante. Non, ici, Thulrur n'avait pas d'amis. Juste des alliés.

Il errait lentement tout autour du groupe réuni, surveillant tantôt le point d'eau, tantôt la plaine des lièvres. Il essayait de guetter le moindre mouvement au-delà de ce qu'ils connaissaient, et scrutait le brouillard au-delà de leur terrain de chasse. Thulrur était sans doute l'un des membres du clan les plus sérieux - ce qui lui avait valu la réputation de vieux ronchon et de rabat-joie chez les plus jeunes comme Nsiese, mais à quoi s'attendaient-ils ? Il fallait bien que quelqu'un s'inquiète de la survie de tout le monde, vu que Mu'Awiya en était incapable, lui qui n'était probablement à leur tête que par soif de gloire et de reconnaissance... Et il était sûr que les plus lucides du groupe se rendaient compte que sa prudence était nécessaire.

T'as menti.

Ouais, hein. Elle lui a juré qu'ils marchaient seulement derrière elles.

T'as menti. « Ils ne sont pas loin » c'est c'que t'as dit. Mais t'as menti.

Le premier jour, ouais, mais aussi ceux d'après.

T'as menti. « On ne sera jamais séparées » c'est c'que t'as promis. Mais t'as menti.

Elle a juré mais le ciel les a arraché l'une à l'autre. Ouais. Comme c'est cruel.

Mais c'est la vie.

[...]

Elle rouvre les yeux, Niha. Ils sont pleins de ces larmes claires qui roulent sur ses joues, sournoises, sans se soucier de sa pudeur à deux balles. Elles coulent, s'insinuent dans sa bouche, répandent la saveur salée de la déception sur ses papilles anesthésiées. Elle rouvre les yeux, Niha, mais se rappelle que ses proches ne sont pas là ; non, eux sont coincés de l'autre côté de ses paupières. Eux sont condamnés à ne lui apparaître qu'en rêve.

Elle soupire, Niha. Elle roule sur le côté, puis sur le dos. Elle recommence en passant par l'autre flanc. Elle cherche la paix, celle qui vient avant de sombrer dans le sommeil ; mais ça aussi ça lui échappe. Elle a l'impression que ses pattes n'arrivent plus à retenir quoi que ce soit, qui que ce soit. Ils se barrent, la laissent ; ouais, même celui qui est censé veiller sur son sommeil.

C'est dire comme les sains sont crades avec elle. Alors, môme puérile, Niha maudit l'éther qui s'est drapé de noir. Le brouillard voile un peu les cailloux blancs qui leur servent de boussole, la lune se résume à une lueur fantomatique cachée derrière un épais paravent blême. Ouais. Une nuit bonne pour les cauchemars.

Et Nihahsah se demande comment les autres font pour s'endormir. Comment ils font pour sauver les dernières bribes d'insouciance qui leur reste, là, dans ce monde qui lui paraît si mièvre à côté de son Peponi perdu. Elle leur adresse une œillade circulaire en se redressant doucement. Ouais, ils sont tous pareils. Tous paumés.

Elle se lève, pas bien sûre de savoir quoi faire pour tromper l'ennui. Elle ne peut pas se lancer dans des recherches plus assidues de ses proches disparus sans risquer de ne plus retrouver le groupe Msafara après ; mais ne peut pas non plus garder les pattes croisées en espérant que, là-haut, on se décide à lui balancer un signe. Elle lâche un autre soupir, excédé celui-ci.

Elle se décide à sortir des corps plus ou moins agglutinés pour s'étirer sans réveiller les bienheureux. C'est là qu'elle le remarque, Niha. Elle l'observe de loin au début, sans être sûre de savoir s'il l'a aperçu ou pas. Sans être sûre de savoir si elle a envie d'initier la conversation, au risque de ne plus avoir envie de dormir du tout après. Ouais.

Elle se souvient soudain des larmes, de la pudeur, de la peur d'être vue dans son habit de vulnérabilité ; son visage disparaît au creux de son coude pour effacer les dernières preuves — des sillons creusés dans sa fourrure — de son désespoir gênant. Après quoi, en prenant une profonde inspiration, Niha ose. Niha se lance d'un pas de sénateur vers le mâle — ouais, vu la crinière... — qui reluque les environs avec insistance.

- Bonsoir, ... (Elle réalise qu'elle n'a pas la moindre idée de son nom. Seconde pénible.) - Ah, hem. On n'a jamais été présentés, je crois ? Je suis Nihahsah. Vou- On se tutoie, peut-être ? Enfin, si vous voulez.

Voilà. Le malaise la fait trépigner, Niha. Elle aurait vouvoyé d'emblée, à Yetupeponi. Elle aurait attendu des autres qu'ils en fassent de même, d'ailleurs ; mais ils ne sont plus à Yetupeponi.

Une lionne s'approchait - pour lui demander d'arrêter de tourner autour du groupe, sans doute. L'avait-il dérangée dans son sommeil ? Venait-elle l'engueuler d'avoir fait trop de bruit ? Il avait essayé d'être discret, pourtant, et respectueux du bien-être d'autrui. C'était pour eux qu'il était réveillé, après tout.
Il se tourna vers elle, attentif et patient. Il était prêt à endurer le blâme, mais sans aucune intention de le prendre en considération - il allait continuer à faire ses rondes et c'était comme ça !

Alors, quand elle arriva enfin à sa hauteur pour l'aborder... Il en resta coi de surprise. Aucun reproche, aucune remontrance, aucune mauvaise humeur - elle tentait de... d'engager la conversation ? Il laissa planer un temps de silence - un temps juste assez long pour instaurer un léger malaise, avant de réussir à répondre.

- Oh... Eh bien... Oui, on peut se tutoyer. Il sembla se raffermir; reprendre possession de son flegme habituel. Je m'appelle Thulrur, se présenta-t-il humblement, de son accent lourd qui faisait vrombir les r au fond de sa gorge. Il inclina la tête jusqu'au sol, comme c'était la coutume de le faire chez lui, et ce ne fut que quand les brins d'herbe les plus hauts lui chatouillèrent le menton qu'il se redressa. Je n'ai rejoint les Msafara que depuis peu, tenta-t-il d'expliquer pour, semble-t-il, excuser cet évident manque de communication entre eux deux. Ils faisaient pourtant partie du même clan, non ? Eh bien non, absolument pas. Thulrur avait bien conscience du fossé qui séparait les nouveaux venus Msafara et les Msafara d'origine; c'était sans doute pour ça qu'il n'avait jamais parlé à Nihahsah. Tout ce qu'il savait d'elle, c'était qu'elle faisait partie du noyau central, ceux qui avaient suivi Mu'Awiya en premier. Lui était-elle fidèle ?

Il n'avait pas eu le temps de s'en assurer - après tout, il ne mentait pas quand il affirmait être arrivé récemment. Ça ne faisait que quelques semaines qu'il avait rejoint la caravane, et il s'était bien trop focalisé sur sa survie pour faire attention à sa socialisation.

- Je peux faire quelque chose pour toi ? Forcément, si elle était venue lui parler, ce n'était pas pour faire ami-ami ! Elle devait vouloir lui demander une faveur... Et pourtant, malgré ses soupçons, Thulrur ne s'en offusquait pas; ainsi allait la vie, et il l'acceptait.

Le silence.

Elle se mord la lèvre, Niha. Son cœur balance du sang dans ses artères. Il cogne à ses tempes, ronronne près de ses poumons qui s'asphyxient. Elle retient sa respiration. Son champ de vision se recouvre progressivement de mouches noires alors que ses griffes s'enfoncent dans le sol. Elles y laissent de petits trous nerveux au milieu des touffes d'herbe rase.

Qu'est-ce que je lui ai fait pour qu'il m'ignore ?

Puis, Niha se rappelle. Elle se souvient de ses propres médisances, quelques années auparavant. Du rire des mômes du Yetupeponi qui en lynchent un autre, né ailleurs. Des pleurs de celui qu'on repousse à cause de ses racines, de celui qu'on condamne parce qu'il n'est pas « des nôtres ». Son pouls accélère encore. C'est pour ça qu'il ne répond pas ? À cause de leurs différences ?

Ou alors il est aphone ? Non, non ; elle est sûre de l'avoir déjà vu converser avec d'autres lions. Misogyne, peut-être ? Il méprise les femelles ? Ah... Quel bordel. Nihahsah n'a pas de meilleur mot pour décrire le fil de ses pensées à ce moment précis. Elle baisse les yeux, essaie de rentrer la tête dans les épaules pour disparaître. Ouais. En espérant que personne n'a assisté au carnage ; surtout pas Mu'Awiya, sinon Niha ne s'en remettra pas.

- Oh... Eh bien... Oui, on peut se tutoyer.

Ses oreilles s'écrasent sur son crâne, ses prunelles remontent pour croiser les perles crépusculaires du mâle. Elle lâche un soupir de soulagement à peine audible puis ordonne à ses muscles de se desserrer avant de lui broyer les os. Elle s'est vraisemblablement fait des idées. Beaucoup d'idées.

Il lui cède son prénom, le lion. Elle opine du-chef, Niha, même si elle sait qu'il y a peu de chance qu'elle parvienne à le dire sans l'écorcher vif. Il a, d'ailleurs, un accent rauque à couper au couteau ; si bien que la chasseresse n'est pas sûre de ce qu'elle a entendu. Quel Enfer. Elle se force à esquisser un sourire tremblant à mesure que son corps se détend.

- Je n'ai rejoint les Msafara que depuis peu.

Elle laisse échapper un rire doux. Ils ne sont pas assez nombreux pour qu'une nouvelle arrivée passe inaperçu ; spécialement auprès des lions qui sont là depuis le début.

- Oui, je sais.

Ce qu'elle ne sait pas, en revanche, c'est la raison de sa présence au sein du groupe. Pourquoi rejoindre Msafara ? N'a-t-il pas une nation, lui ? Toute une patrie où ses congénères ont le même accent ? Ou une famille, d'ailleurs ? Est-ce qu'ils ont été chassés par les vapeurs, eux aussi ? Qui sait, peut-être que son Yetupeponi n'est pas le seul à avoir perdu ses jolies couleurs hospitalières.

Elle retient ses questions, Niha. Elle ne veut pas paraître trop intrusive. Elle a au moins conscience que la plupart des lions qui les ont rejoint ne sont pas réellement là par « choix » ; ils cherchent tous à survivre d'une manière ou d'une autre. D'ailleurs, il faut au moins ça pour supporter Mu'Awiya comme chef. Il n'y a qu'un sot qui se lancerait gaiement dans une épopée chevaleresque avec un incapable pareil.

- Je peux faire quelque chose pour toi ?

Ses cils papillonnent un peu de surprise. Faire quelque chose pour elle ? Comme quoi ? Elle penche la tête de côté, la secoue pour dire « non », puis revient à ses idées premières. Comprendre pourquoi il observe le groupe avec un air sombre, comme s'il avait peur de les voir disparaître.

- Non mais c'est gentil, merci. (Elle hausse les épaules.) Je n'arrive plus à dormir, donc je pensais partir en chasse. C'est là que je t'ai aperçu. Le sommeil te fuit aussi ? Il est tard... Tu vas tomber malade si tu ne te reposes pas suffisamment.

Elle fronce les sourcils, Niha. Il ne manquerait plus que ça pour faire de ce voyage un vrai fiasco.

- Non mais c'est gentil, merci. Il baissa le regard sur elle, surpris par cette réponse. Elle ne voulait rien ? Je n'arrive plus à dormir, donc je pensais partir en chasse. C'est là que je t'ai aperçu. Le sommeil te fuit aussi ? Il est tard... Tu vas tomber malade si tu ne te reposes pas suffisamment. Son étonnement ne fit que s'agrandir au fil des mots; plus que de témoigner d'une simple curiosité, la lionne lui semblait sincère. A moins qu'elle ne soit aussi égoïste et survivaliste que lui et qu'elle ne s'inquiétait du bien-être d'autrui que pour assurer ses propres arrières...

- Je pense que je serais capable de dormir, avoua-t-il avec un demi-sourire et des yeux fatigués, si je m'allongeais. Non, le sommeil ne le fuyait pas; c'était lui qui fuyait le sommeil. Ils avaient tant marché pour arriver au Repos que le lion sentait l'épuisement tirailler ses muscles et embrouiller ses pensées. Mais il n'osait pas fermer les yeux et remettre sa sécurité à autrui; pas avec cet Inconnu qui les entourait de partout. Sans oublier que Mu'Awiya avait jugé cet endroit sûr, ce qui était en soi une excellente raison de s'en méfier.

La plupart des lions ici avaient connu des drames, les Msafara les premiers. Thulrur avait évidemment prétendu que c'était également son cas, cachant son véritable passé à ses compagnons de galère - mais presque tous les réfugiés étrangers l'avaient fait. Tout comme on ne savait presque rien de lui, Thulrur ne savait presque rien de l'histoire de Jiwa et d'Ienzo, qui représentaient pourtant ce qu'il avait le plus proche d'amis dans la caravane. Ils avaient cet avantage sur les Msafara d'origine qu'ils savaient ce qui leur était arrivé - cette fameuse nuit paranormale, où nombre d'entre eux n'avaient plus réussi à respirer. Un phénomène des plus inexplicables pour la troupe de lions. Ainsi, le montagneux se doutait qu'ils ne devaient pas tous avoir le sommeil facile - et, eusse-t-il été plus doux, il aurait sans nul doute affublé Nihahsah de quelques mots gentils. Cependant, dans l'instant présent, de tels propos lui auraient semblé trop similaires à de la pitié; et il préférait ne pas donner l'air de la sous-estimer.

- Mais j'ai pris le premier tour de garde, expliqua-t-il sur la raison de sa vigilance, avec ce même demi-sourire un peu gêné au coin des babines. Maintenant qu'il le disait à haute voix, il se rendait compte de combien ça pouvait sembler futile, étant donné que Mu'Awiya n'avait jamais ordonné cette précaution. Et que le maigre système que Thulrur avait tenu à instaurer, pour sa propre tranquillité d'esprit, passait tellement inaperçu qu'il n'avait pratiquement aucun renfort pour assurer les autres quartiers de la nuit. Ainsi, quand il parlait de premier tour, il faisait surtout allusion à toute la première moitié de la nuit. Il tint donc à se justifier, un peu stressé de se faire prendre pour un idiot : Il faut bien que quelqu'un le fasse ! Et il jeta un regard courroucé à la lointaine silhouette ronflante de Mu'Awiya, triomphalement installée au milieu des siens.

- Mais... je te remercie de t'inquiéter de ma santé. Et il inclina encore la tête, légèrement, cette fois. Il était sincèrement touché de cette attention; les Msafara faisaient rarement preuve de gentillesse. Certes, Thulrur avait déjà trouvé des alliés avec lesquels se serrer les coudes, mais ils n'avaient pas l'habitude de faire étalage de mièvreries. Même si, des fois, ça faisait franchement du bien. Fais attention, si tu vas chasser. On ne sait pas si des prédateurs nocturnes ne traînent pas dans le coin... Rien n'avait bougé pendant la journée; mais ça ne voulait pas dire que rien ne bougerait de la nuit... Thulrur ne voulait pas donner l'air de commander autrui, mais il se devait de partager ses inquiétudes. Par contre, si tu voulais juste tromper l'ennui, alors... Il hésita, assez peu habitué à converser avec une presque-inconnue. Tu peux rester avec moi. Si tu veux. Ah, que c'était gênant ! Le pauvre n'était décidément pas des plus doués en éloquence; pourtant, il essayait réellement d'être bienveillant. Malheureusement pour lui, sa bonté passait souvent inaperçue, cachée par ses airs bourrus et un peu durs...

- Je pense que je serais capable de dormir si je m'allongeais.

Elle ouvre les yeux comme des soucoupes, Niha. Elle ne comprend pas. Pourquoi ne se couche-t-il pas ? Elle veut poser la question mais se ravise, lui laisse un moment pour poursuivre. Ils ne vivent pas tous à son rythme effréné ; ils n'ont pas tous ces mots qui se bousculent au bout des lèvres. D'autres préfèrent le silence, le calme ou la réflexion. Il reprend, continue. Elle va de surprise en surprise, Niha. Des tours de garde ? Depuis quand ? Sur quels ordres ? Pourquoi Mu'Awiya ne lui a pas proposé de le faire ? Elle en est capable, après tout. Surtout que son mode de vie colle au profil ; elle qui n'aime pas la nuit, qui ne parvient pas à y trouver la paix propice au sommeil... Elle ferait une sentinelle idéale.

Son cœur se serre d'une bouffée de colère. Mu'Awiya s'applique décidément à lui foutre des bâtons dans les roues. Enfin... Presque. Ses joues virent au cramoisi lorsqu'elle comprend — à ce regard plein de « doux » sentiments jeté à un corps endormi — que l'ordre ne vient pas du leader autoproclamé. Ouais... Avec le recul, ça paraît évident. Même sous substances louches, le mâle aux membres tigrés n'aurait pas eu un éclair de génie pareil.

« Il faut bien que quelqu'un le fasse », hein ?

Elle laisse échapper un petit rire nasal, un rire qui rallume quelque chose dans ses yeux couleur de crépuscule. Le mâle poursuit. Il enchaîne sur des remerciements, puis sur un avertissement. Finalement, il lui propose de rester. Elle n'est pas sûre, Niha, mais il lui semble qu'il est maladroit. S'il est imposant physiquement, la chasseresse n'a pas l'impression d'être face à un fauve comme c'est le cas avec Mu'Awiya. Elle ne ressent pas le besoin de se méfier, d'être en permanence sur ses gardes. C'est presque réconfortant, là, au milieu de ces jours où il faut sans cesse regarder par-dessus son épaule.

C'est comme renouer avec un morceau d'innocence. Elle sait que l'illusion ne va pas durer, qu'ils seront à nouveau obligés d'être prudents dès le lendemain. Mais pour ce soir, au moins, Niha a envie de s'accorder une heure pour oublier ses plaies ; parler normalement, rire, laisser de côté les souvenirs pernicieux.

- Puisque c'est si gentiment proposé, je vais t'embêter un peu plus ! Je demanderai à un autre chasseur expérimenté de m'accompagner demain soir, on sera mieux armés à deux s'il y a des menaces dans la plaine. Je ne sais pas si on parviendra à chasser quoi que ce soit mais on pourra peut-être ramener quelques informations.

Elle s'assied doucement à côté de lui pour ne pas le dévisager. Elle préfère se rendre utile en observant, elle aussi, les environs. Elle enroule sa queue autour de ses pattes antérieures, puis se perd dans la contemplation du paysage plongé dans la pénombre.

- Est-ce qu'il y a beaucoup de volontaires pour les quarts ? (Le hululement d'un oiseau de nuit attire l'attention de l'une de ses oreilles.) Je peux aider, si jamais. Je dors peu.

Elle est presque sûre que la réponse à sa première question est « non ». Il n'aurait pas l'air aussi fatigué, dans le cas contraire. En plus, il a évoqué le premier quart mais la nuit est déjà bien avancée. Il aurait déjà dû être relevé par un camarade. Elle espère seulement qu'il ne la prendra pas — comme c'est souvent le cas — pour une incapable à cause de son sexe. Ouais, les mâles peuvent être extrêmement misogynes quand ils s'y mettent.

Elle se décide à lui adresser un regard ponctué d'un sourire affable, bien que ses oreilles — pour leur part — ne cessent de balayer le vent à la recherche de sons.

Elle avait semblé s'amuser du mépris évident de Thulrur pour leur leader commun; un petit rire qui n'était pas passé inaperçu aux oreilles du félin. Ils étaient plusieurs à être dans cette étrange situation d'insoumission et de retenue - pour ne pas causer encore plus de problèmes à la caravane, les dissidents se taisaient et ne remettaient pas ouvertement en cause la hiérarchie établie. Et pourtant, ils n'en pensaient pas moins... Mais eux étaient capables de penser au bien d'autrui; un exploit auquel Mu'Awiya était complètement inapte. Et il n'avait fallu que quelques semaines de cohabitation pour que Thulrur s'en rende compte - alors, comment faisaient les Msafara d'origine, ceux qui l'avaient toujours connu, pour le supporter de la sorte ?
Peut-être était-ce l'occasion rêvée de connaître la réponse...

Pour l'heure, Nihahsah avait accepté sa proposition. Le mâle se détendit, poussant même un petit soupir soulagé - elle ne l'avait ni pris pour un idiot, ni rejeté en masse comme il aurait pu s'y attendre. Elle s'était installée à côté de lui, droite et solide dans la nuit, tous les sens à l'affût. Il comprit immédiatement qu'elle n'était pas l'une de ces lionnes bavardes et écervelées - non, Nihahsah était aussi sérieuse que lui quant à sa survie.

- En fait, commença-t-il en lui rendant son regard et son sourire, nous ne sommes que trois. Comme toujours, il s'agissait du Trio Téméraire: Ienzo, Jiwa et lui-même. Trois réfugiés d'au-delà Yetupeponi, trois survivants gardant précieusement leurs secrets et leurs mystères. Chacun avec ses particularités propres et son savoir d'un autre monde. Mais j'ai laissé les deux autres se reposer pour cette nuit. Nous allons partir dès demain matin à la recherche d'un meilleur point d'eau, et je ne veux pas avoir deux partenaires fatigués. Il rit légèrement, comme en s'oubliant soi-même. Comme en oubliant que, si lui aussi était fatigué, ça allait être difficile pour tout le monde. Le pire, c'était qu'Ienzo et Jiwa avaient autant d'honneur et de sens du devoir que lui; pour les convaincre de se reposer, il avait dû leur mentir et leur affirmer qu'il ne ferait pas une nuit de garde sans eux.

- Pour cette nuit, j'ai réussi à convaincre un autre lion de m'aider mais... pour tout te dire, je ne pense pas qu'il se réveillera. Et Thulrur n'avait pas à cœur d'aller réveiller lui-même un pauvre gars qui n'avait rien demandé. Oh, il l'aurait fait, s'il avait été le chef. Mais ce n'était pas le cas, et Thulrur n'osait donc pas commander ses congénères - ce n'était pas sa place.

- Si tu veux aider, alors je ne peux pas t'en empêcher. Je ne donne pas d'ordre, moi, crut-il bon de préciser - car il savait que Nsiese avait propagé une rumeur qui prétendait qu'il voulait se faire chef des Msafara. Des inepties d'adolescentes... Quand Ienzo, Jiwa et moi décidons de quelque chose, c'est d'un commun accord. On fonctionne mieux comme ça. Personne ne donne d'ordre à personne; nous avons décidé ensemble de partir demain et nous avons décidé ensemble d'établir ces tours de garde. Alors, si tu voulais nous rejoindre, nous t'accueillerions avec plaisir. Un nouveau sourire dans la direction de la lionne. Thulrur ne doutait pas de ses capacités, pour la simple et bonne raison qu'elle était en train de les lui prouver à l'instant. Pourtant, il aurait dû craindre qu'elle soit à la solde de Mu'Awiya et qu'elle soit venue surveiller les étrangers pour lui; mais Thulrur était un lion trop brut et trop franc pour imaginer pareilles machinations.

Il ne se rendit même pas compte que nommer Jiwa pourrait les desservir. En effet, de tous les étrangers, c'était bien elle qui avait été le plus stigmatisée par les Msafara d'origine: les ignobles l'avaient même qualifiée de Tombe. C'était ainsi qu'ils l'appelaient, à présent, comme si elle ne possédait pas de nom - y avait-il pire déshonneur que de se faire ainsi renier son identité ? Si Jiwa elle-même ne semblait pas plus dérangée que ça par cette appellation, Thulrur, lui, l'avait toujours en travers de la gorge. Mais à cet instant précis, il se sentait trop paisible pour soupçonner Nihahsah de faire partie des malotrus qui insultaient ainsi son alliée silencieuse - la preuve, s'il en fallait, du manque d'expérience du jeune adulte.

Ce qui est drôle avec les lions qui ne causent pas beaucoup au premier coup d'œil ou qui semblent peu abordables c'est qu'une fois lancés, on ne les fait plus taire. D'ailleurs, ce soir, le proverbe se vérifie. Thulrur répond, Thulrur précise. Elle boit ses paroles, Nihahsah, sincèrement curieuse d'en apprendre plus sur le fonctionnement de la petite « milice » indépendante qui s'est créée au nez et à la barbe du leader. Elle fronce les sourcils quand il évoque leur nombre, troublée qu'une initiative pareille ne fasse pas plus de volontaires. Il en va de leur sécurité à tous ; pourquoi personne ne se propose pour les aider ? Qu'à cela ne tienne !

Sa désapprobation croît — et devient réellement visible sur son visage — face aux états d'âme que le mâle a pour les autres mais pas pour lui-même. Elle ouvre un peu la bouche pour le rabrouer, lui rappeler que son repos est essentiel aussi ; pire, qu'il peut mettre en danger ses alliés en se négligeant. Ouais, parce qu'un lion peut être shooté aux stéroïdes, s'il est crevé il ne sera qu'un poids mort pour ses proches. Elle s'emmure néanmoins dans le silence, lui donne l'occasion de finir. Il enchaîne, sans doute n'a-t-il pas remarqué le désarroi de Nihahsah.

Elle laisse échapper un grondement irrité à l'évocation du mâle qui ne s'est pas levé. Quelle honte ! C'est un scandale. Elle, Nihahsah, ne prend jamais d'engagements si elle n'est pas sûre de pouvoir les tenir. Elle se serait levée, elle, à sa place. Elle balance une œillade toute venimeuse à l'assemblée des lions endormis en espérant que le paresseux fasse un cauchemar. Ouais. Il n'y a pas de raison pour que Thulrur soit le seul fatigué.

- Si tu veux aider, alors je ne peux pas t'en empêcher. Je ne donne pas d'ordre, moi.

Elle manque de s'étouffer, Nihahsah. Elle avale un peu d'air de travers alors que son rire meurt en ayant à peine dépassé ses lèvres. Elle veille à ne pas s'esclaffer trop fort pour ne pas déranger leurs congénères mais aussi pour éviter d'attirer des attentions indésirables. Pas besoin que certains sachent qu'on médise dans leur dos ; encore qu'ils s'en doutent sûrement.
Ses yeux crépusculaires brillent d'une malice toute enfantine lorsque la femelle les pose sur son camarade, très brièvement, avant de les laisser errer sur les environs à nouveau. Tout est calme. C'en est presque angoissant, en réalité. Spécialement quand la brume déforme tout, rend le monde moins accueillant.

- Entre l'autre qui en donne en permanence et toi qui n'en donne pas du tout, ça fait une moyenne !

Ce n'est qu'un murmure lâché à bout de lèvres, un sourire peint dessus, les prunelles animées par la verve. Elle est trop heureuse, Nihahsah, d'avoir quelqu'un avec qui parler des maladresses — ou des erreurs — de celui qui a été un ami. Avant.

- Je pense que ton quart est terminé, Thulrur. Je vais prendre le suivant pour que tu puisses te reposer un moment, si ça te convient. Vous allez tous avoir besoin d'énergie, ce qui implique que tu dormes aussi. Promis, je serai une sentinelle appliquée ! Allez, oust.

Elle lui colle un minuscule coup de coude pour l'encourager. Elle y tient, Nihahsah. S'ils viennent tous de milieux différents, s'ils sont tous méfiants, il en faut au moins un qui oublie sa peur naturelle des étrangers pour qu'ils avancent peu à peu vers l'idéal d'un clan homogène. S'ils ont tous perdu des proches, si Nihahsah elle-même a été séparée de ceux qu'elle aime, il y a là l'opportunité de se faire une place ailleurs.

Nihahsah avait l'air agréable, et son subtil trait d'humour vint étirer les babines de Thulrur en un sourire en coin. Ils se cachaient à peine pour cracher allègrement sur le dos du guide Msafara - un lion qui ne ferait pas long feu, surtout maintenant que les véritables problèmes commençaient. Il accumulait les fautes et les écarts de conduite, en ignorant presque tout ce qui venait chambouler la vie du pitoyable clan. Thulrur tourna les yeux dans la direction de la plaine des lièvres, et de la brume au-delà - là d'où Theluji était sorti, et où Nsiese avait disparu... Plus que jamais, il fallait que quelqu'un monte la garde.

Mais voici que la lionne vint lui rappeler sa propre fatigue, et son besoin d'énergie pour la quête du lendemain. Elle le rabrouait gentiment, un peu comme une mère sermonnant un petit qui aurait oublié l'heure du coucher. Cette pensée le fit doucement sourire et, comme pour lui donner raison, il fut soudain pris d'un bâillement un peu trop sonore pour être poli; mais Thulrur était aussi entêté que Mu'Awiya, ce qui était sans doute ce qui les avait tous les deux maintenus en vie jusque-là.

- Je vais rester éveillé encore un instant, insista-t-il presque en bougonnant. Il ne remettait pas en cause les capacités de Nihahsah, mais ne pouvait s'empêcher de résister à l'appel du sommeil. Pourtant, comme pour lui signifier qu'il restait conciliant, il s'allongea doucement sur le sol aux pieds de la lionne. Sa tête restait droite, tournée vers la brume qui, malgré le fait qu'elle leur cachât de mystérieux rivaux, lui semblait toujours aussi réconfortante. Il avait presque envie qu'ils viennent le trouver dans ses rêves, ces Lions de Brouillard. Peut-être étaient-ils comme lui...

- Merci, fit-il finalement, après une courte pause. Il était sincèrement reconnaissant qu'on vienne s'inquiéter de son sort, et il savait qu'il n'oublierait pas les actions et les paroles de Nihahsah. C'était une lionne valeureuse et juste -du moins, c'était l'impression qu'il en avait, mais Thulrur avait le défaut de juger bien trop vite ses congénères-; une raison de plus qui le poussait à agir pour le bien des Msafara, alors même qu'il ne se considérait pas tout à fait comme l'un des leurs. Trouver une source d'eau pure n'était plus un objectif pour lui-même, mais également pour le bien de ses quelques alliés. C'était pour eux tous qu'il voulait survivre - d'abord, s'occuper des ressources de première nécessité, et s'inquiéter de leurs hostiles voisins ensuite...

Thulrur ronchonne. Elle, Nihahsah, laisse échapper un rire en silence. Elle hausse un sourcil impérieux, l'observe du coin de l'œil pendant qu'il se laisse choir près d'elle, puis embrasse à nouveau le paysage des billes. C'est sur la brume que ses yeux ne manquent pas de s'attarder plus que nécessaire ; un brouillard où un môme a disparu. Nsiese. Elle retient son soupir, Nihahsah. Elle a de la peine pour la jeune femelle... Bien que celle-ci ait choisi de suivre Mu'Awiya. Naïvement. Une décision qui, sans surprise, a causé sa perte.

Ouais. Après tout, c'est lui qui les a autorisé à partir. Non ? Si, bien sûr que si. Ordonner d'abord, réfléchir dans quelques années ! Elle lève les yeux au ciel, s'exaspère de leurs faiblesses. Ils sont à la merci de leurs ennemis, ici. Sans eau, qui plus est. Ni source de nourriture valable. Ils auront tôt fait de décimer la population de lapins s'ils continuent à chasser autant.

Thulrur la remercie, ce à quoi Nihahsah ne répond pas. Elle hoche simplement la tête, doucement. Les minutes s'écoulent sans qu'aucun mot de plus ne soit formulé. Calmée par le silence, bercée par la respiration à peine audible de ses congénères, Nihahsah commence à fredonner un vieil air de son enfance. Une berceuse que sa mère lui ronronnait à l'oreille. Sa voix ne meurt qu'un long moment plus tard. Elle n'est pas sûre, Nihah, mais il lui semble que le mâle a sombré dans le sommeil. Tant mieux.