La grande plaine était silencieuse à cette heure de la nuit. Seul le murmure des hautes herbes se frottant les unes contres les autres rompaient la sérénité des lieux. Allongée au milieu de cette mer de verdure, une lionne observait avec lassitude le ciel étoilé. Ses paupières étaient lourdes et son corps rompu de fatigue après ces longues journées durant lesquelles la caravane avait erré avant de trouver les terres de Nchi. Pourtant, Cerys n'arrivait pas à trouver le sommeil. Pourquoi donc ? La disparition de Nsiese et les dissensions qui étaient nées au sein du clan à peine quelques heures auparavant n'y étaient sans doute pas étrangers. Après s'être retournée une énième fois, la petite lionne poussa un profond soupire et se hissa sur ses pattes. Il était inutile d'insister. Peut-être qu'une petite promenade nocturne l'aiderait à se vider la tête et ainsi trouver le sommeil.

La lune nappait la végétation et les nuages de brume d'un halo de lumière argentée. Cerys sourit face à ce mystérieux paysage. Elle devait admettre que cette plaine ne manquait pas de charme à la lueur du clair de lune. Alors qu'elle progressait vers le nord, l'herbe haute lui chatouillait les flancs. De ça et la, il lui arrivait d'entendre une petite créature prendre la fuite à son approche. Un lièvre ne lui aurait sans aucun doute pas déplu, mais elle doutait fort de réussir à attraper quelque chose dans son état de fatigue.

Soudain, le cri d'un rapace nocturne la fit sursauter et lui rappela qu'il aurait été imprudent de s'éloigner plus encore du reste de la troupe, surtout depuis que l’existence d'une troupe voisine, potentiellement hostile, avait été révélée. Alors qu'elle s'apprêtait à faire demi-tour le regard de l'adolescente fut attiré par une plateforme rocheuse, dépassant d'un petit mètre les plus hautes herbes. Choisissant finalement de prolonger un peu sa promenade nocturne, elle se hissa d'un bon léger au sommet du rocher et se mit à contempla la plaine.

Les diurnes attendaient la nuit avec impatience, lorsqu'elle devenait le synonyme d'un repos bien mérité. Après un tel voyage, quoi de plus agréable qu'un doux tapis d'herbes pour reposer son corps éreinté ? Mais voilà, Ienzo parcourait encore la grande plaine alors que la nuit était déjà tombée, incapable de trouver le sommeil, ni de le chasser. Qui aurait pensé que le dôme des cavernes pouvait être si rassurant ? Fermer les yeux dans ce monde à découvert lui donnait l'impression de se livrer aux dangers qu'il lui cachait encore. Il avait bien tenté de s'endormir avec le dos contre la pierre, mais l’illusion ne durait jamais longtemps. Bien sûr, il savait que tout ça n'était jamais qu'une impression, et pourtant.

Il finit par cesser de traîner ses pattes lourdes de fatigue à travers la plaine, sortant son museau des grandes herbes pour balayer l'horizon brumeux d'un regard scrutateur. C'est alors qu'il remarqua la silhouette que les rayons lunaires découpaient dans la pénombre, bien perchée sur un trône de roches. L'éclat du poil doré de cette dernière ne lui était pas inconnu, loin de là. Les oreilles d'Ienzo se redressèrent avec surprise et curiosité. Cerys, debout à cette heure-ci ? Elle aussi, peinait-elle à trouver le sommeil ? Ce ne serait pas si étonnant que ça, quelque part ; elle lui avait semblé bouleverser par les derniers événements, et quoi de plus normal.

Sans briser le silence de la plaine, il approcha la jeune montagnarde, posant un regard plus doux sur celle-ci, les oreilles abaissées. Ses pupilles habituellement contractés par la lumière du jour à laquelle elles peinaient à s'habituer, avaient retrouvé une taille normale à la tombée de la nuit, radoucissant ainsi les traits du caverneux.

Préoccupée ? Murmura-t-il à l'attention de la lionne, l'ombre d'un sourire apparaissant au coin de ses babines. Il garda le silence pendant un instant, le temps qu'elle lui réponde si le coeur lui en disait, avant de poser une patte sur la roche et lui demander. Puis-je ?

Confortablement installée, Cerys contemplait la plaine depuis son petit promontoire. Le regard fixé sur les volutes de brumes qui s’élevaient paresseusement au dessus des hautes herbes, l’adolescente passait en revue les évènements des derniers jours. La découverte de Nchi, l’arrivée de Naifu et Theluji, la disparition de Nsiese et enfin les dissensions entre les membres du clan qui avaient finalement éclatées au grand jour. Tout cela en l’espace de quelques jours, voire même quelques heures en y réfléchissant bien. Cerys se sentait telle une girouette, éprouvant tantôt de l’excitation, de la curiosité, de l’espoir, mais aussi de la peur, de l’incertitude et de l’angoisse. En y pensant bien, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle ne trouve pas le sommeil en fin de compte. Mais parmi tous ces sentiments, ce n'était pas l'un de ceux-là qui, en ce moment même, lui formait comme une boule au creux de l'estomac.

Soudain, un bruit de pas lui fit dresser l’oreille. Sentant un frisson lui parcourir l'échine Cerys se retourna vivement, et scruta l'obscurité. Un lion des brumes ? Malgré toutes les possibilités pouvant être à l'origine de ce bruit, c'est celle-ci qui s'était immédiatement imposée à l'esprit de l'adolescente. Allait-elle regretter sa promenade nocturne ? Heureusement, sa position surélevée, lui permit d’identifier rapidement la silhouette de Ienzo qui s’approchait à pas feutrés. La lionne déglutit, sentant son angoisse s'apaiser. De toute évidence, elle n’était pas la seule à avoir été délaissée par les doux bras de Morphée. Lorsque son congénère fut enfin à porté de voix, il murmura de sa voix caverneuse :

- Préoccupée ?

Son regard était doux. Bien plus que Cerys ne s’y était attendu. Elle ne connaissait que très peu le lion des cavernes. Elle le savait proche de Jiwa et de Thulrur, ainsi que de leurs idéaux, mais pour ce qui était du reste ... Ienzo était une énigme.

-  Je ..., Cerys hésita, sa phrase laissée en suspend alors qu’elle était en proie à un profond dilemme.

Pouvait-elle parler à cœur ouvert à Ienzo ? Pas plus tard que cet après-midi, Cerys s’était jugée de faire tout ce qui lui était possible pour se montrer forte. Ainsi, peut-être pourrait-elle éviter de subir le même sort que Nsiese. En cela, révéler ses craintes avec Ienzo n’était pas tout à fait en accord avec sa nouvelle résolution. Pourtant, l’adolescente avait besoin de se confier à quelqu’un. Le regard doux de l'adulte et la lippe affable qui se dessinait  sur son visage finirent par vaincre les appréhensions de la jeune lionne. Souriant tristement elle décida de partager avec le nouveau venu le sentiment qui la dominait depuis le crépuscule, et qui empiétait sur tous les autres à cet instant même.

- C’est Nsiese, finit-elle par lâcher dans un murmure. Je ne sens coupable de n’avoir rien tenté, ou plutôt, que nous n’avions rien tenté pour la retrouver tant qu'il était encore temps ... Je comprends pourquoi nous n’avons rien fait, mais ... je n’arrive pas à chasser ce sentiment de culpabilité.
 
Lorsque le lion des cavernes posa une patte hésitante sur le promontoire, Cerys se poussa légèrement pour lui laisser assez de place pour grimper à son tour sur la surface rocheuse. Les yeux de l’adolescente toujours braqués sur l’énigmatique Ienzo, elle reprit :

- Toi aussi tu as l’intention de rester dans la forêt, et de quitter les Msafara, si ton exploration de demain est fructueuse ?


Les yeux rond de la petite lionne fixaient l’adulte avec inquiétude. Cela aussi la préoccupait. Les Msafaras allaient-ils vraiment se scinder ? Si tel était le souhait de Thulrur, alors il n’était sans doute pas le seul à l'éprouver. Était-ce le cas de Ienzo ?

Il est vrai qu'Ienzo n'était pas le plus sociable des lions et malgré qu'il n'avait jamais refusé d'échanger avec l'un de ses compagnons de voyage, il comprenait parfaitement l'hésitation de Cerys à se confier à lui, mais il fut heureux qu'elle accepte tout de même. La culpabilité qui lui pesait sur le coeur ne lui était pas inconnue ; même s'il ne le montrait pas, la frustration avait été là depuis le moment où il avait réalisé sa propre impuissance.
D'un léger bond, il se hissa jusqu'à la dorée et s'installa calmement à la place qu'elle lui avait faite, tournant son regard vers la forêt alors qu'elle s'interrogeait sur une décision que lui-même avait du mal à prendre. S'installer dans la forêt, oui, mais quitter les Msafara... Les oreilles dressées du caverneux s'affaissèrent légèrement sur les côtés de sa tête, prenant une mine soucieuse durant un court instant de silence, avant de retrouver sa tranquillité habituelle.

Je ne sais pas encore. Ienzo redirigea son attention sur Cerys, poursuivant de sa voix habituellement douce. Il est certain qu'à rester ici, nous finirons par dépérir. Entre le manque d'eau pure et les proies qui finiront par déserter l'endroit ou devenir rares à force de chasses, il n'y avait pas de doute pour lui. Mais laisser les Msafara dans ce pétrin n'est pas dans mon idée. L'ombre d'un sourire rehaussa à nouveau le coin de ses babines, voulant se montrer rassurant envers l'adolescente. Tout dépendra de ce que nous trouverons en forêt. Si mieux il y a, je reviendrais sûrement, au moins pour informer si ce n'est pour rester.

Détournant le regard pour éviter de faire penser à son interlocutrice qu'elle était la cause du changement dans son humeur, il montra une certaine irritation, les oreilles basses et les sourcils froncés. Je ne fais plus confiance à Mu'Awiya, son irresponsabilité a déjà causé la perte de Nsiese. Alors, même si je n'ai pas envie de me séparer du clan... Un petit soupir franchit ses babines. Il n'aura plus le choix si cette pauvre excuse de chef continuait sur la même voie. Mais peut-être que Thulrur décidera de faire route en solitaire après leur expédition... Et l'idée de se retrouver à nouveau seul faisait peur au caverneux. Il ne voulait plus jamais ressentir une pareille terreur que celle qui l'avait envahi quand il s'était échoué dans le monde de la surface.

Pour survivre, Ienzo s'était forcé à mettre son passé derrière lui, mais ça ne l'empêchait pas de regretter la solidarité dans laquelle il avait toujours grandi. Quelque chose qu'il ne retrouvait pas chez les Msafara... Et qu'il craignait de ne jamais retrouver.

Je pense que tu devrais accepter cette culpabilité, plutôt qu'essayer de la chasser. Il leva la tête vers le ciel étoilé, contemplant la lune dont l’existence lui avait été inconnue jusqu'à l'inondation des grottes. Moi aussi, j'aurais aimé faire quelque chose. C'est normal, tu ne trouves pas ? Glissant un regard à Cerys, il resta silencieux pendant quelques instants encore si celle-ci voulait lui répondre, avant de finalement rajouter. Ça deviendra une force quand le moment sera venu.

S'ils retrouvaient Nsiese, ils en auraient besoin.

Cerys détacha son regard de la ligne d’horizon pour venir le poser sur Ienzo. Une lueur de reconnaissance était clairement lisible au fond de ses yeux ambrés. Ainsi, le lion des cavernes n’avait pas l’intention de les abandonner. Du moins, pas tant que cela ne devenait pas une nécessité à ses yeux. L’esquisse d’un sourire s’étira sur ses babines.

-Je suis contente de t’entendre parler ainsi. Contrairement à d’autres, Cerys n’osa pas prononcer le nom de Thulrur sachant Ienzo proche du montagnard, tu sembles penser que les Msafaras ne valent pas que par leur leader.

Plus Cerys échangeait avec ses congénères et plus elle devait se rendre à l’évidence. La source de toutes ces dissentions était bel et bien Mu’Awiya. Son caractère orgueilleux et le manque de considération dont il faisait preuve à certaines reprises lui avaient attiré les foudres de nombreux Msafaras ; la perte de Nsiese n’avait rien arrangé. La jeune adulte jusqu’alors restée allongée prit le temps de se redresser ne position assise et d’enrouler sa queue le long de ses pattes avant de poursuivre sur un ton lasse.

- Tu n’es pas le premier que j’entends ainsi parler des Mu’Awiya et sincèrement, je ne sais plus quoi penser de tout cela. Je lui dois beaucoup. Il m’a accueillie au sein de la troupe alors que j’étais plus un fardeau qu'autre chose pour les Msafaras. Pourtant je vois bien que ses décisions ne suscitent jamais l’adhésion et que sa place entant que chef est aujourd’hui la cause de beaucoup de tensions.

Cerys soupira, ses oreilles légèrement couchées sur sa nuque. Mu’ s’était mis à dos bien des membres du clan et l’adolescente avait de plus en plus souvent la désagréable impression que quelque soit les choix que faisait leur chef, ceux-ci étaient immanquablement contestés. Ce lion ne pouvait tout bonnement pas faire que des mauvais choix … Ou bien était-ce son jeune âge et son manque d’inexpérience qui l’aveuglaient ? Cerys était perdue. Il devait forcement lui manquer un élément, … Elle avait dû louper quelque chose …

- Je me demande parfois si ce sont réellement ses décisions qui sont contestées ou bien tout simplement lui … Beaucoup de lions sont mécontents, mais acun d'entre nous ne semble vouloir endosser les responsabilités et le fardeau de Mu' ... D'ailleurs, je doute qu'il les laisse lui échapper sans lutter. Nous sommes dans une impasse ...

Réduire tout un clan à la valeur de son meneur ? N'arrivant pas à s'imaginer une telle vision du monde, Ienzo haussa un sourcil pour témoigner de sa perplexité. Il aurait été curieux de savoir qui pouvait croire une telle absurdité, mais la question ne franchit jamais ses babines. Peut-être que c'était mieux s'il n'avait pas la réponse, ça lui éviterait d'avoir de mauvaises impressions sur des lions qui avaient probablement leurs raisons... Du moins, il l'espérait. Mais cela voudrait dire que Cerys pensait aussi que Mu'Awiya n'avait rien d'un chef ?
Lui prêtant une oreille attentive, il resta silencieux tandis qu'elle lui délivra ses doutes, perdant longuement son regard dans la brume. Jusqu'à récemment, le caverneux n'avait jamais été le témoin d'une telle fracture parmi les membres d'un même groupe et même si ça lui avait été naturel de s'opposer à Mu'Awiya et ses décisions des plus chaotiques, il compatissait avec la montagnarde. S'il avait été plus jeune, sans doute aurait-il été tout aussi perdu... Après tout, c'est à l'adolescence qu'on forge sa personne et quoi de plus déroutant que grandir dans une telle ambiance.

En pleine réflexion, il se frotta le bas de la mâchoire d'une patte. Je pense que tous ont leurs propres raisons de s'opposer à Mu'Awiya. Reposant sa patte sur la roche, il redressa la tête pour croiser le regard de son interlocutrice, laissant son honnêteté parler à sa place. Il n'a rien de supérieur à nous, pourquoi nous ne pourrions pas décider du meilleur tous ensemble ? Ienzo avait grandi dans un monde où chacun avait son mot à dire, même les plus petits. Si on ne commençait pas à leur apprendre dès maintenant à prendre les bonnes décisions, comment pourront-ils mieux le faire plus tard ? Avoir un lion qui prenait seul toutes les directives était aberrant pour lui. Plusieurs têtes valaient toujours mieux qu'une.

Les traits de son visage se durcirent alors qu'il détourna les yeux. Cette façon qu'il a de n'accepter que les opinions qui vont dans son sens et ordonner au reste de le voir personnellement... Je trouve ça détestable. On dirait presque des menaces, se dit-il en repensant à la façon dont il s'était adressé à Thulrur.

S'il n'essayait pas de se mettre au dessus, nous pourrions tous nous partager ce fardeau. À nouveau, Ienzo soupira. Mais comme tu l'as dit, il n'a pas l'air de vouloir abandonner n'importe quel pouvoir il s'imagine avoir. À croire que ça l'intéresse plus que la cohésion du clan. Pendant un moment, il resta silencieux. Je suis désolé si mes mots paraissent sévères. Puis il redirigea son attention sur la dorée, un sourire gêné au coin de la gueule. C'est juste qu'après ce qu'ils ont traversé, les Msafara n'ont pas besoin de ça.

Et Cerys ne devait pas être une exception, à la vue du trou qui ornait son oreille gauche. Ayant repris son air habituellement calme, Ienzo s'était remis à fixer l'horizon.

Je comprends que tu te sentes reconnaissante envers lui, nous le sommes tous probablement, mais... Je ne crois pas que ça devrait être une raison pour tout lui pardonner.

Cerys hocha légèrement la tête en signe d'approbation. Les paroles d'Ienzo lui semblaient sages et réfléchies, mais elle commençait à se méfier de sa trop grande crédulité. L'adolescente se savait sensible aux belles idées et aux discours bien formulés. Son jeune âge et son manque d'expérience étaient sans doute les raisons de son manque de discernement, mais peut-être pas seulement. Quoiqu'il en soit, en ces temps de discord, Cerys commençait à comprendre qu'il était temps pour elle de se forger ses propres opinons. Les avis de ses congénères n'étaient sans doute pas tous mauvais, bien au contraire, mais elle devait apprendre à les réfuter plutôt qu'à simplement y adhérer sans réfléchir.

En effet, Mu'Awiya ne semblait pas être doté de compétences hors du commun. Il avait dévoilé à plusieurs reprises son tempérament colérique et orgueilleux. Des traits de personnalité que ses airs affables et sa soi-disant bienveillance avaient de plus en plus de mal à dissimuler. Enfin, Ienzo avait parfaitement raison sur un autre point : la reconnaissance qu'elle éprouvait à l'égard du leader ne devait pas obscurcir son jugement. Oui, les Msafaras auraient beaucoup à gagner en choisissant un autre leader, pourtant, quelque chose gênait Cerys. Se dandinant légèrement d'une patte à l'autre, elle ne savait pas quel bout aborder le sujet. Finalement, levant ses yeux ambrés vers le lion des cavernes, elle dit d'une voix mal assurée :

- Tes paroles sont sévères oui, ... mais en y songeant, elles ne sont pas dénuées de vérité. Je pense tout comme toi que nous aurions beaucoup à gagner si chacun pouvait faire entendre sa voix et si le fardeau de Mu' était partagé. Cependant ..., Cerys se dandina une nouvelle fois d'une patte à l'autre de plus en plus mal à l'aise.Cependant, en acceptant d'intégrer les Msafaras n'avons nous pas accepté de nous plier aux lois de ce clan ? Qui sommes nous pour remettre en question la hiérarchie de la troupe qui nous a accueillis ? Nous les voyageurs n'avons de "Msafara" que le nom ... pour l'instant. Je ne doute pas un seul instant qu'un jour nous y aurons une place à part entière, mais il est encore trop tôt pour cela.

Le malaise de son interlocutrice, se balançant d'une patte à l'autre, poussa le mâle à se redresser pour lui montrer qu'il était prêt à l'écouter, qu'importe ce qu'elle voudrait lui dire. Il est vrai que leur discussion n'était pas des plus légères car il s'agissait ni plus ni moins de l'avenir du clan, mais s'il n'était plus possible d'en parler ensemble sans que Mu'Awiya s'injure à la moindre remarque, alors qu'il en soit ainsi.

Je comprends... Ou presque. Il n'arrivait pas à saisir pourquoi certains faisaient la différence. Oui, ils venaient d'ailleurs. Mais qu'est-ce que ça changeait ? Au final, ils étaient tous les mêmes ; tous des lions qui cherchaient à survivre. Mais les dangers n'attendront pas que l'on accepte nos différences. À traiter différemment ceux qui viennent d'ici et les autres de là-bas, je crois que la séparation sera inévitable.

Ienzo parlait d'une voix calme, malgré la gravité de ses derniers mots. Pourquoi rester dans un clan où on ne te voit que comme un étranger, un lion sans droits, seulement parce que tu ne partages pas leurs origines ? Son avis était tranché, sûrement parce qu'il n'avait jamais accepté le tigré comme son chef. Ainsi, il n'avait pas ressenti l'obligation de se plier à ses lois, ni même de respecter une hiérarchie qui lui paraissait superflue.

Peut-être qu'à cause de ça, il n'était voué qu'à être une pièce détachée de tout le temps où il resterait avec les Msafara, contrairement à Cerys qui avait l'air de vouloir s'intégrer. Mais après ce qu'il avait vu aujourd'hui, ça lui allait.

Cerys secoua les oreilles, elle ne voyait pas les choses de la même manière que Ienzo. Les traits de l'adolescente traduisaient son incertitude et sa profonde réflexion intérieure. Enfin, après un instant de silence elle reprit la parole, d'une voix posée :

- Sans forcement parler d'exclure les lions d'une autre origine que la leur, je trouve cela légitime que les Msafaras de souche se méfient durant quelques temps des expatriés. Surtout quand il s'agit de remettre en question leur dirigeant et leur hiérarchie. Après tout, nous ne sommes à leurs côtés que depuis un ou deux mois, voire moins encore pour certains. Eux sont unis depuis toujours ... ou presque. Quand on y réfléchit bien, nous ne connaissons pas grandes choses à leur histoire et à leurs coutumes.

La petite lionne cilla une ou deux fois, fixant les hautes herbes et les petits nuages de brumes qui y flottaient.

- Je ne doute pas qu'une fois qu'ils nous connaitrons mieux, et que nous les connaitrons mieux, notre parole comptera autant que la leur. Du moins, je l'espère de tout cœur...

Cerys comprenait le point de vue de Ienzo. Elle aurait d'ailleurs peut-être le même si sa situation personnelle n'était pas aussi incertaine. L'adolescente de releva et après s'être ébrouée pour remettre un peu d'ordre dans son pelage, sauta à bas du petit promontoire. Tournant ses yeux ambrés vers Ienzo, elle ajouta d'une voix plus sombre :

- Et si tel ne devient jamais le cas, et bien ... certains ont la chance d'avoir le choix de rester ou non. De mon côté, je n'en ai aucun. Je doute de pouvoir survire bien longtemps sans la sécurité d'une troupe ou du moins sans la bienveillance de quelques protecteurs. Tant que je ne serai pas plus âgée et capable de me débrouiller toute seule, je ne peux qu'accepter la situation présente ... malheureusement ... Je ne peux courir le risque de me retrouver une fois encore seule.

Oui, voilà ce qui lui pesait sur le cœur depuis tout ce temps. Plus que la disparition de Nsiese, plus que les discordes, plus que la menace de séparation, ce qui tourmentait Cerys, c'était bel et bien de ne pas être actrice de son propre destin, ...

Ienzo comprenait son point de vue, surtout quand il savait que la méfiance de certains n'étaient rien de plus qu'une mesure de prudence et que celle-ci était primordiale pour la survie... Mais elle avait le potentiel pour causer leur perte, aussi. S'ils commençaient à douter les uns des autres au point de faire une différence entre les origines, ils ne tiendraient jamais. La vie n'attendrait pas qu'ils apprennent à être solidaire pour le bien commun avant de les mesurer à ses obstacles. Au point où ils en étaient aujourd'hui, le caverneux se doutait que le prochain choc serait le dernier avant l'implosion, qu'importe sa violence.

Toutefois, il ne dirait rien de plus. Son but n'était pas d'abattre le moral de son interlocutrice, au contraire, il aurait aimé trouver les mots pour la rassurer, mais ça devenait presque impossible quand lui-même avait une vision aussi obscure de l'avenir. Alors, Ienzo se contenta de hocher la tête, suivant du regard Cerys tandis que celle-ci quittait le promontoire de roches.

La peur de la solitude... Voilà quelque chose qu'il connaissait bien. Je comprends... Moi-même, j'ai peur de me retrouver seul. Il n'était pas si différent d'un adolescent, dans le fond. Jeter dans un monde dont il ne connaissait presque rien, il devait en apprendre les dangers aux côtés de ses aînés. Seul, il avait frôlé la mort et il ne comptait pas l'approcher à nouveau. À moins que le destin en veuille autrement.

Je te conseillerais seulement de bien choisir les personnes que tu suis. Parfois... Le sourire du caverneux, déjà subtil, finit par disparaître alors qu'un souvenir ou deux lui passa devant les yeux. Parfois, on se sent en sécurité là où on ne l'est pas. Et lorsqu'on le réalisait enfin, certains risques paraissaient moins effrayants.

Excuse-moi, je te retiens. Le mâle avait retrouvé l'ombre d'un sourire, radoucissant l'expression morne de son visage. Tu voulais aller dormir ? Je peux te laisser la place. Tout en parlant, il s'était redressé sur ses quatre pattes, prêt à descendre de la plateforme.

Cerys acquiesça d'un petit signe de tête. "Choisir les personnes que je veux suivre ... ?" Oui, Ienzo avait sans doute raison, mais ne pouvait-il pas néanmoins y avoir une différence entre les personnes qu'elle "voulait" suivre et celles qu'elle "devait" suivre ?

- Je te remercie pour tes conseils Ienzo. Elle inclina légèrement la tête dans un signe de gratitude. Je ferai attention à prendre les bonnes décisions.

Elle espérait bien entendu qu'un tel dilemme ne se présenterait jamais, mais l'espoir n'avait pas la capacité d'influencer l'avenir.

Cerys se sentait confuse. Au lieu d'atténuer ses craintes, cette conversation lui avait une fois encore rappelé la complexité des relations qui unissaient la troupe. Pourtant, elle le la regrettait pas. Elle devait ouvrir les yeux sur la complexité de son monde, et d'après les dires d'Ienzo, elle devait apprendre à le faire rapidement. Lorsqu'elle vit le caverneux se redresser, elle leva la patte comme pour l'interrompre dans son mouvement :

- Non, non, reste si tu le souhaites. Je me promenais pour tenter de trouver le sommeil. Je vais rejoindre la troupe maintenant. Je ne tiens pas trop à dormir seule ... Du moins tant que nous n'en saurons pas plus sur ce territoire.

Elle sourit à nouveau, essayant de chasser de ses traits l'inquiétude et la confusion qui s'y étaient attardés. Au moins, cette escapade nocturne lui aurait au moins permis une chose : connaitre un peu mieux son ainé. Loin d'être la personne froide et taciturne qu'elle s'était imaginée, Ienzo s'était révélé être un lion réfléchi, d'une grande douceur et - vraisemblablement - bienveillant.

- Je vais te laisser. Je te souhaite bonne chance pour demain. Bonne chance pour demain, j'espère vous trouverez quelque chose d'intéressant durant votre exploration et surtout faites attention à vous.

A ces mots, elle inclina à nouveau la nuque pour lui souhaiter une bonne nuit et prendre congé, puis s'élança en bondissant en direction du campement.