Quelques jours après Une de perdue... un de retrouvé !

Ses yeux la danse des lions qui vont, viennent, repartent pour mieux se retrouver alors que la pénombre prend peu à peu d'assaut le ciel. Elle rend la brume plus épaisse, un peu plus blanche ; c'est comme des nuages qui s'amusent à flatter ses courbes ; des vapeurs qui lâchent des perles limpides sur son poil humide. Elle n'aime pas, Nihah. Elle veut rentrer, Nihah.

Il n'y a plus que ce monde-là, superbe mais déchu, dans les rêves qui se succèdent sous ses paupières. Ce monde-là où le soleil réchauffait son dos durant des heures, alors que sa sœur lui murmurait à l'oreille quelque scène scandaleuse sur laquelle Kahawia avait eu le malheur de tomber au cours d'une chasse. Une chasse... Oh, oui. Les inoubliables chasses lancées à peine l'aube réveillée. Les chasses aux proies qui vous remplissent le bide — à moins que ce ne soit le cœur ? — d'un bonheur simple. Un bonheur essentiel.

Un bonheur qui manque, là, dans l'coin. Elle a une idée du responsable, la Nihah. Ouais, c'est Lui. Lui, la cause de leurs malheurs. Lui, la source de leurs emmerdes, de leurs peines. Lui, qui s'illustre mieux dans son rôle de beau-parleur que dans celui de chef réfléchi. S'il savait, Lui, ce que la Nihah ressent pour Lui. Ses griffes labourent doucement le sol. Elles dessinent des sillons, des crevasses minuscules qui deviennent des abîmes pour les pauvres fourmis microscopiques.

Mais elle ne dira rien, la Nihah. Elle gardera sa verve au-dedans, comme le précieux feu qu'on ranime sans cesse ; mais c'est ce feu-là, aussi, dont on oublie d'évacuer la fumée ; la fumée qui d'abord nous brûle les yeux, puis les poumons, enfin jusqu'aux os. Jusqu'à l'âme. Jusqu'à ce qu'on agonise d'avoir voulu garder jalousement ses secrets pour soi.

« Et c'est moche la violence, Nihahsah » c'est c'que t'as dit. T'as sûrement pas menti.

Non, c'est le monde tout seul qui est moche. Il les prend, les écrase, les bousille. Il les baise, les malmène, les renie. Puis, comme si tout n'avait été qu'un rêve, il disparaît. S'éclipse, les abandonne, les laisse se démerder avec leurs débris qu'ils sont censés ramasser eux-mêmes. « Allez-y, gamins, reconstruisez-vous » c'est c'qu'il paraît leur dire, le monde. Mais il ne faut pas être devin pour comprendre que le schéma va seulement se répéter. Encore, encore. Comme une vilaine ritournelle.

Elle sonde la brume. Encore. Elle le faisait déjà avant mais c'est pire, ces derniers jours. À cause des gosses ; à cause de celui qui est revenu, celui qui a débarqué avec ses blessures, de l'autre qui a disparu. Nsiese. Elle se demande si la jeune lionne va « rentrer » — encore que, l'univers n'a pas besoin des suppôts de Mu'Awiya. Nsiese est de ceux-là. De ceux qui, comme la Nihah enfant, pensent réellement avoir besoin du mâle pour avancer, pour respirer, pour être heureux. Elle l'a vu comme un ami un jour ; Dieu sait qu'elle avait tort.

Nsiese aura sûrement le droit à la même désillusion, un jour. À condition de se sortir du guêpier dans lequel ses gentils camarades — un en particulier, un vrai petit con celui-là — l'ont laissé. Ou, peut-être que Nsiese ressemblera à quelques Msafara exécrées par la Nihah ; celles qui n'ont pas le bon goût de le haïr même après qu'il se soit servi d'elles comme de vide-bip.

Ouais. Elle soupire. Elle le croise. Ses prunelles cherchent presque à lui sortir des orbites quand il passe, s'avance vers l'eau dégueulasse dans laquelle ils sont censés s'abreuver. Une bouffée de rage lui embrase les veines. Elle se lève, la Nihah. Pourquoi ? Qui sait. L'aider à se « jeter à l'eau », sûrement. Proposer un coup de patte s'il veut se noyer. Elle n'aura aucun scrupule à empêcher sa si jolie tête de crever à nouveau la surface pour respirer.

Elle lui emboîte le pas en silence, l'accompagne jusqu'au point où l'onde grouille de parasites. Elle ressemble à ces gardiens, là. Austère, le visage fermé. Elle s'assied finalement au bord en esquivant les minuscules mares boueuses. Elle s'assure d'être proche mais pas trop. Il faut pouvoir murmurer pour ne pas attirer l'attention des autres mais pas au point de partager le même air.

- Alors, chef. (Il y a tellement de mépris dans le surnom qu'il en devient une insulte.) On vient boire ou faire taire définitivement la culpabilité d'avoir envoyé une enfant à la mort ?

Enfant qui, d'ailleurs, est la seule à le trouver à sa place au sommet de la hiérarchie. Probablement.

Le temps avait passé depuis la disparition de Nsiese, mais décidément pas assez pour que Mu'Awiya puisse cesser d'y penser. Il n'avait de cesse d'imaginer les pires horreurs, de gronder dans son coin, frustré de ne pouvoir décimer les malotrus qui avaient oser s'en prendre à elle. Point d'empathie, non, mais une fierté sans borne, plutôt.

Perdu dans ses pensées, occupé à se laisser ronger par la frustration, il passa à côté de Nihasah sans même la voir. Non pas qu'il l'ignorait, mais il était trop centré sur sa petite personne pour la remarquer. Et puis, qu'aurait-il à lui dire ? S'il ne considérait pas leur relation comme mauvaise il savait pertinemment qu'elle lui en voulait. Pourquoi ? Seul les esprits le savent.

Il s'approcha du point d'eau, sans effort aucun pour éviter la boue qui sallit ses pattes. Après tout, il ne pensait plus vraiment à soigner son apparence. Il se pencha, observant les parasites qui s'agitaient sous ses yeux, se demandant bien s'ils allaient pouvoir trouver un point d'eau potable dans l'exploration qu'il préparait.
C'est là qu'elle décida enfin d'intervenir.
Elle s'approcha près de lui et, arrogante, lança :

« Alors, chef. On vient boire ou faire taire définitivement la culpabilité d'avoir envoyé une enfant à la mort ? » Il n'était pas le plus malin de la bande, mais il avait comprit sans aucun mal le sous-entendu. Aussi, incapable de maîtriser d'avantage ses pulsions, il se redressa d'un bond, venant bousculer la lionne brune dans un rugissement agacé. Comment osait-elle venir lui parler de la sorte ? Lui qui faisait tant pour le clan ?!

« Tu n'as pas mieux à faire que de te moquer de moi ?! » Gronda-t-il.
Il ne se sentait pas coupable pour Nsiese et il avait ses raisons, cependant, il ne comptait pas les dire. Après tout, il n'avait pas à se justifier, à moins que l'on vienne lui demander. Expliquer ses agissements, c'était reconnaître que l'on avait eut tort et Mu'Awiya n'avait jamais tort. Jamais.

« J'aimerais t'y voir, toi, à ma place... Je fais de mon mieux et tu le sais. » Il passa à côté d'elle, la bousculant de nouveau alors qu'il s'éloigna. Du moins, en apparence, car à la vérité, il s'arrêta quelques mètres plus loin, dos à elle. Il songeait, une idée lui était venue. Au delà de l'expédition qui ne devrait plus tarder, bien évidemment.

Elle l’observe, Nihahsah. Elle veut le voir exploser. Elle veut le rudoyer, un peu comme il l’a fait avec ses sentiments par le passé. Ouais. Il l’a piétiné. Il lui a laissé savoir qu’elle n’était qu’une poupée à ses yeux. Un corps dont il a cru avoir la permission de disposer à son aise ; sauf que non, il ne l’a pas. Il ne l’aura jamais. Elle plisse les yeux jusqu’à les réduire à deux fentes minces, chargées de méfiance lorsqu’il se relève brusquement pour la percuter. Rien de surprenant.

S’il est fort, Nihahsah ne l’est pas forcément moins. Habituée à chasser pour le clan, d’ailleurs — ce que les mâles n’ont pas toujours fait —, la lionne a dans les muscles une violence mise en sourdine. Les avoir bandé au point d’en souffrir lui a permis d’absorber l’essentiel du choc ; si bien que Nihahsah cille à peine, les prunelles toujours accrochées sur le corps de son congénère. Son cœur, lui, bat la chamade.

Il crache, gronde, s’énerve. Elle demeure là, l’air faussement indifférente. Oui, il y a de la peur. Une angoisse planquée quelque part, ici, au fond de son âme. Néanmoins, pas question d’en montrer quoi que ce soit. Elle la repousse autant que possible pour garder un semblant de dignité. Il la percute encore en prenant ses jambes à son cou, comme un lâche. Elle s’apprête à lui lancer une autre phrase de son cru mais se ravise. Elle s’abstient aussi de lui pincer la fesse du bout des crocs comme l’envie lui prend, simplement pour le punir de se permettre des violences physiques à son encontre. Elle le laisse partir… Sans que son odeur ne disparaisse vraiment. Elle hausse un sourcil impérieux, l’aperçoit immobile dans son sillage. Elle lève les yeux au ciel. Une sortie théâtrale. Finalement, Nihahsah se redresse, marche lentement vers lui pour lui tourner autour en décrivant des cercles relativement larges. Sa queue fouette doucement l’air mais seulement à l’extrémité ; il serait bien idiot de la croire énervée. Elle oscille entre excitation à l’idée de le chercher un peu et l’agacement de le voir se tourner les pouces alors que Thulrur et ses camarades mettent leurs vies en jeu pour leur trouver de quoi vivre.

- Non, je n’ai rien de mieux à faire. J’ai déjà chassé, déjà mangé, déjà « bu » si on peut parler de boire quand il est question d’une mare immonde. Et toi ? Tu n’as rien de mieux à faire ? Comme mener une exploration toi-même, comme le ferait n’importe quel vrai chef digne de ce nom ? Ça ne t’ennuie pas que les expéditions soient dirigées par des lions qui n’ont pas l’étoffe de meneurs, selon toi ?

Elle esquisse un sourire qui se veut plein d’innocence en papillonnant des cils à la manière d’une minette. Pas question de continuer à flâner ici en attendant que quelqu’un les déloge.

La réaction de la femelle blessée ne se fit pas attendre, loin de là. Elle se leva, commença à décrire des cercles autours de lui. Larges, les cercles, alors qu'elle remuait sa queue, excitée telle la chasseresse qu'elle était. Mu'Awiya ne bouge pas, ne pipe mot. Se contente de la suivre du regard sans tourner la tête, fixé comme une statue de boue.

« Non, je n’ai rien de mieux à faire. J’ai déjà chassé, déjà mangé, déjà « bu » si on peut parler de boire quand il est question d’une mare immonde. Et toi ? Tu n’as rien de mieux à faire ? Comme mener une exploration toi-même, comme le ferait n’importe quel vrai chef digne de ce nom ? Ça ne t’ennuie pas que les expéditions soient dirigées par des lions qui n’ont pas l’étoffe de meneurs, selon toi ? » Et elle ponctua sa phrase d'un sourire que le mâle savait fort peu innocent. Elle se jouait encore de lui, là où elle aurait dû le soutenir, rester près de lui. Si elle était devenue de plus en plus amer, Mu'Awiya trouvait cela injuste. Cependant, en dépit de la frustration qui lui tordit les boyaux, il lui offrit à son tour un sourire, celui-ci étant narquois.

« Et à ton avis, pensais-tu que lorsque j'ai parlé d'une expédition, je mentais ? Mu'Awiya ne connait pas le mensonge. » Affirma-t-il, toujours plus pompeux. Pourtant, Nihahsah ne devait pas ignoré la vraie nature de cette affirmation. Mu'Awiya ne mentait jamais consciemment, mais son esprit était le roi du déni.
Il voulu s’asseoir, mais il ne le fit pas. Il se sentait en position d'infériorité, comme chassé par elle. Lui qui avait jadis tenter de la considérer comme l'une de ses proies, se retrouvait à cette place qu'il haïssait. Pourtant, l'impatient Mu'Awiya, le nerveux Mu'Awiya prit son mal en patience.
Si Nihahsah ne souhaitait pas prendre en considération ses propos lors de la dernière assemblée, ce n'était pas son soucis. Cependant, le départ n'allait plus tardé et il savait qu'elle serait là pour partir avec lui, alors à quoi bon insisté ?

« Et toi ? Penses-tu que j'ai l'étoffe d'un meneur, hm ? » Demanda-t-il, brisant soudain son cercle dans un bon pour atterrir devant elle dans une proximité qui ne plaisait qu'à lui. « Penses-tu que ton ami, Mu'Awiya est un vrai chef ?... » Son sourire s'élargit à mesure que son regard se faisait prédateur. Il la reluquait sans une once de discrétion, mais lorsqu'il revint à son regard, son expression devint on ne peut plus sérieuse.

« Et toi, alors... Saurais-tu dirigé le clan ? Si tu en avais l'occasion, pourrais-tu le guider comme je m’efforce de le faire ? »

Elle ne sait plus, la Nihah. Qu’est-ce qu’elle aimait dans ses sourires, enfant ? Qu’est-ce qui a pu émerveiller son âme de gosse au point de la faire défaillir ? Elle se rappelle de son cœur qui battait fort dès qu’il posait les yeux sur elle ; se souvient de ses lèvres pincées, presque tremblantes, lorsqu’il lui parlait.
Des choses qui lui arrivent encore aujourd’hui mais pour des raisons différentes. Le cœur à cause de la peur, des coups de sang. Les lèvres parce qu’il vaut mieux se mordre la langue jusqu’à ouvrir l’artère plutôt que d’ouvrir la bouche. À raison : Parler est inutile avec Mu’Awiya.

Elle se retient de tout commentaire cinglant. Elle s’est déjà exprimée, s’est déjà soulagée en crachant un peu de venin. Ces moments-ci sont trop rares à son goût. Elle a des milliers de choses à lui reprocher mais qu’une poignée de secondes pour les verbaliser. Ouais. Une poignée de secondes avant d’encaisser l’onde de choc.

Onde de choc qui ne manque pas de venir la charrier. Elle penche la tête sur le côté en ralentissant, la Nihah. Elle l’observe alors qu’il annonce ne jamais mentir. Lui ? Elle essaie de solliciter sa mémoire. Mhhh. Peut-être. Peut-être pas. À voir ce que l’on considère être un mensonge ou pas. Tromper son monde est sûrement plus vil qu’un bobard.
Or, Mu’Awiya est un expert dans le domaine. Duper les autres en prenant des airs avenants, presque princiers… Elle hausse un sourcil dans une mimique sceptique.

Au final, il lui demande si son « ami » est un meneur. Un vrai meneur. La surprise lui serre les poumons, puis son rire explose. Il est incontrôlable. Elle n’a même pas le bon sens de reculer, d’ailleurs. Elle est seulement occupée à se marrer. C’est complètement nerveux, précisons-le. S’il y a une chose que Mu’Awiya n’est pas, c’est son ami.
Elle se calme à l’issue d’une minute, essoufflée, les sens engourdis. Son sourire disparaît aussitôt. Non, parce qu’il n’est évidemment pas question de le laisser croire à une ânerie pareille ; quand bien même cela va sûrement lui valoir de se faire écorcher vive.

- Pour commencer, je ne suis pas ton amie. Plus depuis une éternité. (Elle plisse les yeux en reculant un peu pour fuir son souffle. Elle n’aime pas le sentir sur son museau.) - Pour ce qui est du reste… Je n’ai jamais eu l’ambition de contrôler qui que ce soit, moi. Je ne veux pas devenir chef. Les mois prochains nous diront si tu as les épaules pour nous guider.

Sans plus de cérémonie, la Nihah prend le chemin du retour. Elle n’a aucune envie de palabrer plus encore. Elle a eu sa réponse : ils vont se remuer dans les prochains jours. C’est la seule chose qui lui importe : avancer pour quitter ce trou maudit.

[HRP] : Nihahsah n'est pas encore sortie de la scène, si jamais tu as besoin de faire réagir Mu'Awiya. (: