Chronologie: se déroule directement après Ce que la rivière sépare.

Elle avait longuement attendu, la Souris. Elle avait rôdé autour du Promeautoire, attendant que sa Dame soit seule. Mais, seule, elle ne l'était que trop rarement : partout, sa Cour la suivait. Ces lions qu'Impuku enviait, qu'elle voulait rejoindre, lui avaient paru aujourd'hui comme autant de nuisibles. Elle n'avait pas le courage d'aller parler à Inqaku devant eux – ça allait trop ressembler à une audience, et elle ne voulait surtout pas attirer l'attention sur elle.

Alors, la Souris avait fureté dans l'ombre comme elle savait si bien le faire. Elle avait attendu l'opportunité adéquate et, en comprenant qu'Inqaku avait enfui réussi à se défaire de son entourage pour aller faire le tour de son territoire – comme elle le faisait parfois –, Impuku en avait profité. Elle était allée se poster entre les Griffes, attendant patiemment que la Dame se montre. Judicieusement placée dans le creux du relief, se terrant en secret dans le coin le plus reculé, s'écrasant volontairement sous ces collines qui menaçaient presque de lui tomber dessus, la Souris attendait. Jusqu'à ce que, enfin, le pelage grisonnant de son aînée apparaisse.

Alors, Impuku jaillit de sous les ombres et fila rapidement en direction de sa Mère, presque invisible au milieu des hautes herbes dans lesquelles elle se noyait aisément. Un trot pressé, le ventre au ras du sol, les pattes fléchies et ses grandes oreilles plaquées contre sa nuque; et pourtant, rien dans son attitude ne témoignait d'une quelconque agressivité. Si elle avait pu surprendre Inqaku en jaillissant ainsi de son terrier, la Souris n'était nullement une ombre assassine; mais espionne, peut-être...

— Mère ! souffla-t-elle de sa voix claire mais chuchotante. Je dois vous parler, c'est très important ! Et ça, Inqaku n'avait pas besoin qu'elle le dise pour le comprendre : tout le monde savait qu'Impuku ne parlait jamais, et encore moins aux personnes importantes. Le jour où elle ouvrait la bouche et allait elle-même aborder autrui, c'est que quelque chose d'inhabituel se produisait.

Contrairement à son fils quelque temps plus tôt, la Dame n'avait pas rabroué la Souris. Mieux encore, elle l'avait attirée dans un coin d'ombre – beaucoup plus apaisant que la plaine pour Impuku – et était prête à l'écouter. Sans poser de questions, sans remettre en cause ses intentions. Elle avait décidément tout d'une leader, et ce n'était pas pour rien qu'elle était la Mère de tous les Khomba. Alors, Impuku n'hésita pas à se confier à sa Mère :

— Ce sont les Cidanka. Ils recrutent des étrangers et des vagabonds pour gonfler leurs rangs ! lâcha-t-elle comme une bombe. Cette nouvelle n'annonçait pas seulement une possible supériorité numérique des Légionnaires, mais également la présence d'étrangers à Nchi – deux facteurs qu'il serait sans doute sage pour les Nobles de ne pas négliger. Mais pour prendre ces facteurs en compte, il fallait déjà les croire; et Impuku savait que sa parole avait de grandes chances d'être remise en doute. Elle n'était, après tout, qu'une petite lionne discrète et insignifiante – qu'est-ce qui garantissait à Inqaku la véracité de ses dires ?

— Je l'ai entendu en allant surveiller la rivière, s'expliqua-t-elle en reprenant petit à petit son calme. Le courant de l'eau était assez faible pour que j'entende ce qui se disait sur la rive d'en face, et... j'ai entendu des Légionnaires en parler entre eux. Mieux valait dire ça plutôt que révéler avoir elle-même discuté avec ses ennemis. J'ai même vu l'une de ces recrues. Une jeune lionne avec les crins foncés; alors je pense que c'est vrai. Impuku respirait la sincérité – si elle mentait un peu pour couvrir ses arrières et éviter une éventuelle punition, elle ne voulait que le bien de son clan : et elle croyait sincèrement bien faire en propageant cette rumeur aux oreilles de sa Dame.

Inqaku écoutait, acquiesçant doucement, sans interrompre ni remettre en doute la parole d'Impuku. Celle-ci n'en fut que plus soulagée : sa Dame prouvait encore sa patience et sa maîtrise de soi. Et, quand elle lui demanda d'en dire davantage, la Souris ne put que s'exécuter.

— Eh bien... Le problème, c'est qu'elle n'en savait pas beaucoup plus. Même si sa discussion avec Nsiese était encore toute fraîche dans sa mémoire, la jeune lionne ne lui avait pas révélé tant de choses que ça. Peut-être Impuku aurait-elle dû profiter de l'occasion pour pousser l'interrogatoire un peu plus loin ? Mais la pauvre avait eu trop peur; l'entreprise était si risquée ! Et si elles s'étaient faites prendre par un Cidanka, ou même par un Khomba ? L'une comme l'autre avaient risqué gros !

— Je n'ai malheureusement pas entendu plus que ça... avoua-t-elle, un peu honteuse. Par contre, à sa manière de parler des Cidanka, je pense que la recrue en question ne leur était pas très loyale. Je pense qu'elle n'a pas rejoint leur cause; si elle est dans leurs rangs, c'est sûrement parce qu'elle n'a pas eu le choix. Sinon, elle n'aurait jamais parlé aussi aimablement à Impuku ! Et elle espérait que Nsiese n'était pas un cas à part, que les autres recrues partageaient également son dégoût pour les Légionnaires. Alors, peut-être, les Khomba pourraient profiter de la situation...

Impuku ne voulait pas apporter encore plus d'ennuis à Nsiese, et pourtant... elle ne pensa pas une seule seconde à refuser cette information à sa Dame. Elle fronça les sourcils, se remémorant l'image de la jeune lionne. Elle essaya de la comparer au guerrier Cidanka de base et, en effet, l'étrangère se démarquait nettement du standard Légionnaire.

— Comparée aux Cidanka, elle est toute petite. Comme... moi, en fait. D'ailleurs, je pense qu'on doit avoir le même âge. Elle fronça les sourcils, le regard perdu dans le vague, plongée dans ses pensées. Elle a le pelage jaunâtre et ne diffère pas vraiment des Cidanka mais... ses crins étaient définitivement trop foncés pour leur être native. Elle leva des yeux incertains vers sa Mère. Est-ce que ça suffisait ? Est-ce qu'elle avait bien fait ?

— Vous... Vous savez quoi faire, Mère ? Le visage d'Inqaku ne laissait rien paraître, mais Impuku était sûre que la Dame savait déjà comment utiliser cette information à bon escient. Elle savait toujours quoi faire, après tout ! Et notre petite Souris aurait tout donné pour lui être utile...

Combler un manque de guerriers ? Impuku n'y aurait pas forcément pensé; elle avait juste supposé qu'ils essayaient encore et toujours de gonfler leurs rangs. Mais c'était justement pour ça qu'Inqaku était à la tête du clan : elle avait assez d'expérience militaire derrière elle, et connaissait assez Ksanaksan pour se méfier de ses tactiques. La Souris hocha donc doucement la tête, attentive et obéissante. Il fallait les aider, c'était l'avis de sa Dame. Oh, qu'elle était douce et gentille ! A ces mots, Impuku sentit un petit sourire soulagé venir lui étirer les babines.

Elle acquiesça encore aux prochaines paroles, acceptant humblement le compliment et promettant silencieusement de toujours venir informer sa Mère de tout ce qu'elle pourrait entendre. En attendant, elle avait l'agréable sentiment du devoir accompli : un sentiment qu'elle n'avait jamais connu jusque-là, tant on avait pris l'habitude de la mépriser et de la rabaisser pour son manque d'implication dans son entraînement militaire. Alors, recevoir une félicitation de la bouche même d'Inqaku était, pour elle, un événement mémorable. Peut-être la Souris n'était-elle pas si inutile que ça, après tout...

— Bien sûr, je ne le dirai à personne, souffla-t-elle au départ de la Dame. Elle se sentait si fière, si importante ! Elle était à présent dans les confidences de la Cour, elle savait quelque chose que le quidam du clan ignorait complètement... et ça la grisait.

FIN