Togotan et moi étions rentrés depuis quelques jours, et ma patte n'allait pas vraiment mieux. La douleur pouvait être d'un seul coup insupportable, et je ne pouvais effectuer mes tâches qu'à moitié, ce qui me rendait inutile aux yeux de certains. Toute cette accumulation de stress ( ma patte, Ienzo, l'ordre du Grand Consul de me tuer ) me donnaient envie de partir en courant, me terrer dans un trou pour ne jamais en sortir.

Debout de bonne heure, je m'étais dirigé en boitant vers Bogsi, l'un des premiers Toubib qui s'était montré gentil et patient avec moi. Il était Toubib depuis si longtemps, que je n'avais aucun doute concernant son savoir faire avec ma patte. Le mâle était déjà debout, aux aguets, bien réveillé. Arrivée à sa hauteur, j'inclinais la tête respectueusement, avant de m'asseoir à ses côtés.

- Bonjour Bogsi, j'espère ne pas te déranger. J'aurais aimé savoir si tu avais une solution concernant l'état de ma patte ?

Je tendis ma patte devant le lion pour qu'il puisse l'observer correctement. Je sentis la douleur traverser mon poigner pour remonter jusqu'à mon épaule. Une grimace se dessina sur mon visage, mais je ne me plaignis pas, laissant le mâle ausculter la blessure.

— BOGSI —
Toubib Cidanka

Il baissa le regard sur sa cadette, puis sur la patte tendue dans sa direction. La patte antérieure droite, dont le poignet semblait douloureusement tordu. Ou démis. Mal placé, en tout cas. Pas la plus grave des blessures, mais assez handicapante pour qui n'avait pas les nerfs d'acier de s'y faire – et la petite Nsiese était toute en sucre à côté des Légionnaires. Bogsi ne dit rien, considérant silencieusement ses options, plongé dans ses pensées. Il en avait vues d'autres, des blessures comme ça ! Elles n'étaient pas si rares; il suffisait qu'un bleu tombe dans une ravine pour se tordre le poignet. Leurs articulations étaient si malléables...

— Mmmmhhhh... émit enfin Bogsi, les yeux toujours fixés sur la patte tordue. Puis, il releva son regard vers le visage de son apprentie : C'est pas très compliqué. Mais il va falloir serrer les dents. Autrement dit, ça allait faire mal, comme tout chez les Cidanka.

Il s'écarta de la jeune lionne, sembla chercher quelque chose un instant, puis trouva deux gros cailloux qu'il rapprocha de quelques coups de patte, de sorte qu'ils forment un creux. Un creux parfait pour y coincer une patte.
— Si tu es prête, coince ta patte là. Son ton était grave et sérieux, comme à chaque fois qu'il devait s'occuper d'un patient. Et difficile de savoir ce qu'il entendait par s'occuper...

Bogsi observa longuement ma patte, avant de reporter son attention sur moi, son regard indiquant clairement qu'il réfléchissait. Je le laissais donc plongé dans son silence sans rien dire, attendant un verdicts que j'espérais positif. Mmmmhhhh... Commença t-il. C'est pas très compliqué. Mais il va falloir serrer les dents.

Serrer les dents ? Mais pourquoi ? J'observais le mâle qui s'était levé pour ramener deux pierres devant moi. Mon ventre se serra. Qu'est ce qu'il allait me faire ? L'inquiétude grandie. Si j'avais pensé un peu plus tôt que j'avais une confiance aveugle en Bogsi, le fait de le voir revenir avec ses cailloux fit s'envoler tous mes espoirs, et je me trouvais maintenant beaucoup moins sereine. Euh... Il va se passer quoi là ? Demandais-je au Toubib expérimenté.

- Si tu es prête, coince ta patte là. M'annonça t-il sans m'en dire plus. Je posais mon regard sur les deux cailloux qui formaient un creux de la taille de ma patte, hésitante. Je ne pouvais pas refuser... Après tout, j'étais venu lui demander des conseils, et me torturer n'avait aucun intérêt pour le Toubib, pas vrai ?

Attends... Avais-je dis, cherchant quelque chose du regard. Mes yeux se posèrent rapidement sur un bâton, que je pris entre mes dents, avant de positionner ma patte entre les cailloux. Ha-zy.... Avais-je tenté d'articuler, serrant de toutes mes forces de bout de bois que je tenais fermement dans ma gueule.

Jacayl surveillait Nsiese du coin de l’œil depuis qu’elle était rentrée, le membre salement abîmé. Elle l’observait en-dehors des entraînements, s’assurant que son handicap ne lui attirait pas trop les foudres des autres Cidanka. Elle refusait néanmoins de la rejoindre pour l’aider si la situation n’était pas désespérée. La lionne enrôlée était fière. Elle ne verrait pas forcément sa présence comme une bénédiction ; en fait, la connaissant, il y avait même des chances pour qu’elle se sente fliquée.

Elle soupira. Ce matin-là aussi, Jacayl — levée parmi les premiers — observa les sorties jusqu’à ce que Nsiese apparaisse dans le réseau d’alcôves qui leur servait de caserne. Elle ne sortait pas ? Elle lorgnait de loin, en silence, sans jamais se signaler. Elle n’essayait pas non plus de se cacher, cela dit. Elle demeurait seulement en retrait, sage, ou s’approchait quand le moment y était propice pour bavarder. Pourtant, aujourd’hui, Nsiese ne se consacra pas à ses responsabilités habituelles. Elle se rendit auprès des Toubibs. Ce n’était pas si étrange, pour une autre Toubib ; mais pour une raison tout à fait inconnue, Jacayl avait un sale pressentiment. Elle se glissa à sa suite en ne la voyant pas ressortir au bout d’une minute… Bon, d’accord, pas une minute. Elle avait compté grosso-merdo jusqu’à quinze. Jacayl se trouvait déjà drôlement aimable d’avoir accordé quinze secondes à son amie pour réchapper à ce foutu trou où les recrues se faisaient soigner. Parfois.

Elle s’engouffra dans l’espace réservé aux médecins Cidanka, et avança jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait : Nsiese, flanquée d’un congénère, la patte coincée dans un étau improvisé. Jacayl sentit son cœur cesser de battre, son sang se glacer dans ses veines. Ouh… Elle sut instantanément que ça allait faire mal. Elle n’avait pas eu trop besoin de soins durant sa vie, mais les rares épisodes étaient gravés dans sa mémoire. Sans même peser le pour ou le contre, se demander quelle image ça donnerait d’elle au Toubib mâle, la princesse se rapprocha de son amie pour lui offrir le soutien de son épaule. Elle lui destina un regard chargé d’empathie, de compassion. Tu peux fermer les yeux pour ne pas le voir venir. Je le faisais, moi. À chaque fois. Elle déglutit péniblement en posant les mirettes sur le médecin. Soudain, son expression devint un méli-mélo de glace et d’inquiétude. Si vous la ratez, je vous le ferai payer jusqu’à la fin de votre vie. Et je vous promets qu’elle sera la plus courte possible. Elle ne l’empêcha cependant pas de faire son travail. Elle n’avait pas envie de ralentir le processus de guérison de son amie.

— BOGSI —
Toubib Cidanka

— Calme-toi, gamine, rabroua-t-il Jacayl. Ce n'était rien de méchant, son ton était juste bourru – Bogsi voulait juste lui faire comprendre qu'il ne voulait pas de ça ici. Et surtout pas de la part d'une gamine même pas formée et à la loyauté douteuse. Il savait ce qu'il faisait : il était maître en ces lieux et seule Nsiese serait responsable si ça ne se passait pas bien. C'était une question de force, et il restait à voir si elle en possédait assez...

En tout cas, il adressa un signe de tête satisfait à la jeunette quand elle se saisit d'un bâton. Il comptait justement lui en donner un après qu'elle ait coincé sa patte, mais elle avait l'air d'avoir assez bien écouté ses enseignements. Il s'appliqua donc à déposer une troisième pierre sur les deux autres et à bien les positionner, de sorte qu'elles enserrent véritablement la patte de Nsiese et l'empêchent de gigoter.

— Écoute, petite, fit-il à sa patiente. Je vais en profiter pour te parler d'un truc, tant que t'es là. Y'a pas de raison d'attendre un autre moment. Alors voilà, je trouve que– et en un geste savamment exercé, il vint frapper violemment le poignet de Nsiese tout en le maintenant de son autre patte. Un craquement sonore se fit entendre, et Bogsi ne prit même pas la peine de continuer sa tirade – une simple diversion pour qu'elle ne s'attende pas à la douleur et ne se crispe pas. Parce que oui, ça avait dû faire très mal. Sans plus de cérémonie, il dégagea les pierres.

— Essaie de t'appuyer dessus. La patte, en tout cas, avait repris sa place initiale, quoi que le poignet restât un peu gonflé.

Jacayl arriva à son tour, et bien que j'avais la facheuse impression que mon amie me surveillait souvent de loin, le fait qu'elle vienne me soutenir pour cette épreuve me réconforta. J'adressais d'ailleurs à la fille du Grand Consul un sourire de remerciement, avant de me concentrer de nouveau sur ma patte prise au piège entre deux cailloux... Bientôt trois, puisque Bogsi plaça un nouveau cailloux au dessus de ma patte cette fois, tandis que Jacayl lui ordonnait presque de ne pas se louper, sous peine de recevoir une sanction qu'il n'oublierait jamais.

Les paroles de Jacayl me firent rire, et malgré mon inquiétude grandissante, je devais avouer qu'avoir une amie à mes côtés me faisait énormément de bien. Écoute, petite, Je vais en profiter pour te parler d'un truc, tant que t'es là. Y'a pas de raison d'attendre un autre moment. Alors voilà, je trouve que...

CRAC... Mon poignée émit un bruit horrible, se tordant dans le sens inverse dans lequel il était actuellement... Si pendant 3 secondes, j'étais restée silencieuse, mordant à pleine dans le bâton qui se cassa entre mes dents, un cri suraiguë sorti enfin de ma gorge. Des larmes se mirent à couler le long de mes joues, et il me fallut plusieurs dizaines de secondes avant que la douleur ne s'estompe légèrement.

— Essaie de t'appuyer dessus. Me dicta Bogsi. Je posais mon regard sur mon pauvre poignée endolorie. Il était à nouveau dans la bonne position, ce qui me rassura. Mais le poignée restait gonflé. Essayant de poser ma patte au sol, je sentit aussitôt une douleur me prendre à la patte, mais au moins, je pouvais m'appuyer - un peu - dessus.

- Ca y'est ? Demandais-je, une fois que mon souffle s'était calmé, et que les larmes avaient cessées. Je suis guérie ?

Jacayl se renfrogna face aux réponses peu amènes du mâle. Elle oubliait toujours que les Toubibs avaient un sale tempérament. À croire que le fait de ne pas être au-devant des combats les rendait amers. Elle renifla avec dédain, mais se détendit alors que son amie riait. Au moins, ces échanges désagréables avaient-ils aidé. Elle se concentra sur Nsiese plutôt que sur Bogsi. Elle se servit de son corps comme d’une deuxième prison censée l’empêcher de bouger. Elle se força à regarder, à ne pas détourner les yeux alors même que Nsiese commençait par faire exploser son bâton, puis glapir comme un animal blessé. La princesse frotta son visage contre le cou de son amie, la cajolant un peu maladroitement sans parvenir à prononcer une seule des phrases qui se bousculaient au bord de ses lèvres. Ses entraînements l’avaient rendu insensible à l’horreur des hurlements ou des craquements d’os — Dieu merci. Elle n’eut donc pas à craindre de vomir. La nausée ne vint même jamais. Elle s’éloigna un peu de Nsiese une fois le pire passé, pour la laisser respirer sans gêne. Elle semblait aussi très intéressée par le verdict du médecin.

— BOGSI —
Toubib Cidanka

Il œilla la patte un moment. Nsiese pouvait au moins s'appuyer dessus, ce qui lui aurait été impossible sans son intervention. Mais... sa patte n'était plus comme neuve, et sans doute ne retrouverait-elle jamais sa force d'antan. Mais ainsi allait la vie, et ainsi allaient les blessures.
— Oui, tu es guérie, trancha-t-il finalement. Mais fais attention, ta patte est faible, à présent. Ce n'était pas un drame en soit : nombre de Légionnaires avaient cette sorte de légers handicaps, parfois causés par des combats, mais aussi très souvent causés par leurs entraînements qui ne pardonnaient pas. Nsiese faisait à présent partie de ceux-là; ces blessés dont l'histoire était tout sauf glorieuse, un peu comme Bidiks et Been.

— Tu peux y aller, maintenant. Je te donne jusqu'au zénith pour te reposer. Après, tu reviendras ici, et je t'expliquerai ce que j'ai fait. Bogsi était déjà assez gentil pour donner à Nsiese un peu de repos, mais il ne pouvait pas lui donner la journée : elle était encore sous formation et c'était là l'occasion parfaite de lui apprendre comment redresser une patte. Bien sûr, elle n'aurait jamais la force ni l'expérience pour réellement réussir un tel coup de maître, mais au moins connaîtrait-elle la théorie...

La patte avant droite de Nsiese lui fera toujours un peu mal – rien de très grave, mais elle boitera à vie. Elle souffrira d'un léger malus pour toutes les actions qui lui demandent d'utiliser activement cette patte.

- Oui, tu es guérie, avait répondu Bogsi. Mais fais attention, ta patte est faible, à présent.

Aurais-je toujours des problèmes à la patte ? Je posais mes yeux violacés dessus. Mon poignée gonflé me faisait souffrir, mais au moins, j'avais la possibilité de m'appuyer dessus. C'était un soulagement de voir enfin mon poignée dans le sens "normal". Nahama allait-être vraiment heureuse de voir que j'étais enfin soignée. Merci beaucoup Bogsi, je serais là aux Zénith. Avais-je dis avec un sourire.

- Tu veux m'accompagner à la réserve de nourriture Jacayl ? Demandais-je à mon amie qui avait été là pour moi. Tout ça m'a donné faim !

Un large sourire s'était dessiné sur mon visage, et ma mauvaise humeur de ces derniers jours avait complètement disparu. Si je devais toujours marcher sur trois pattes pour le moment, le temps de laisser mon poignée se reposer, je me sentais enfin plus légère, et j'allais pouvoir de nouveau me rendre utile au clan.

Jacayl lorgne le membre plus ou moins réhabilité de son amie. Le soulagement la prend aux tripes, la laissant avec une drôle de migraine — probablement à cause de ses muscles cervicaux crispés. Elle lève les yeux sur le médecin, un sourcil haussé avec mépris malgré ses prunelles chargées de reconnaissance. Elle ne le remercie pas. Ce serait bizarre. En fait, Jacayl ne pense pas l’avoir déjà fait une seule fois malgré les soins reçus sur son propre corps. Elle se rappelle seulement avoir quitté la zone réservée aux Toubibs en maudissant les guérisseurs des pires maux de la Terre.

Au final, Nsiese lui propose de sortir manger un bout. Jacayl opine vivement du chef, trop heureuse de se barrer de là ; le bureau des médecins Cidanka lui fout les jetons à chaque fois. Elle précède son amie dans les couloirs de la caserne dans un petit trot joyeux, lançant des œillades régulières à la Toubib en formation pour s’assurer de sa présence. La chaleur la noie dans une chape tiède dès qu’elle bondit hors de la caserne. Elle s’ébroue, faisant voler les petites perles de condensation qui glissent en permanence le long des parois du nid.

Au final, Jacayl fait volte-face avec plus ou moins de grâce, un large sourire peint sur les lèvres. Elle a l’air sincèrement ravie. Elle cherche quoi dire mais ne parvient pas à se décider, donc suit simplement Nsiese jusqu’au garde-manger — situé un peu à l’écart pour les odeurs — où la recrue pioche distraitement un gros lièvre. Je suis contente que tu sois guérie, lâche-t-elle enfin, son petit-déjeuner à ses pieds. Elle pose de grands yeux presque innocents sur la lionne venue de l’Ailleurs ; le souvenir du mâle de son ancien clan, Ienzo, lui revient en mémoire. Il n’a plus besoin de l’emmener avec lui, pas vrai ? Je m’inquiétais. Elle hausse les épaules avec une nonchalance toute feinte. En fait, dans l’idéal, Jacayl préfèrerait que Nsiese parte quand même. Au cas où. Elle serait sûrement plus heureuse, de toute façon, avec des individus ayant les mêmes principes moraux.

— Tu es malheureuse chez nous ? demande-t-elle en ressortant du garde-manger pour s’allonger à l’ombre d’un arbre. C’est quelque chose qui l’ennuie réellement ; parce que Jacayl n’a pas oublié leur première conversation.
Nsiese est si différente d'eux.

Je suis contente que tu sois guérie, avait dit Jacayl après s'être servie dans la réserve. Je m’inquiétais. Je posais mon regard violacé sur la lionne, étonnée de l'entendre parler si ouvertement de ce qu'elle ressentait. Depuis notre première discussion à aujourd'hui, Jacayl avait beaucoup changé.

Je pris moi même un second lièvre, m'installant aux côtés de la fille du Grand Consul pour commencer à manger. Les paroles de Jacayl me mirent du bome au coeur, mais une question me vint à l'esprit. Est ce que les Cidanka pouvaient s'inquiéter ? Après tout, ils étaient sensé s'entraîner pour la guerre, ils devaient se douter qu'à tout moment, l'un d'eux pouvait mourir, et donc, s'inquiéter pour lui ne pouvait apporter que douleur, et donc déconcentration, et altérer leurs jugements, que ce soit durant la guerre, ou dans la vie en général...

- Tu es malheureuse chez nous ? Me demanda t-elle après que je l'ai remercié d'un signe de tête et d'un sourire de s'être inquiétée pour moi.

Sa question me fit hausser les sourcils, et lâcher mon lièvre. Pouruqoi Jacayl me demandait cela ? Est ce que je donnais l'impression d'être malheureuse ? Avais-je dis ou fait quelque chose qu'il ne fallait pas ? Togotan avait-il trop parlé encore ?

- Pourquoi me demandes-tu ça ? Demandais-je à la jeune femelle. Il y'a certaines choses sur lesquelles je n'ai pas le même point de vu que les Cidanka, mais je ne suis pas malheureuse. Avais-je dis, essayant d'être la plus sincère possible.

La vérité, c'était que je n'étais pas pleinement comblée ici, surtout depuis l'arrivée de Ienzo. Le fait que mon ami se soit fait enrôlé à son tour m’empêchait de rester concentrée sur mes tâches quotidiennes, et j'ignorais si il s’adapterait à la vie ici ou non, et surtout, je n'avais pas envie qu'il participe à la guerre...

- Je dois t'avouer que... Lorsque je suis partie en mission avec Togotan, ton père a ordonné à Togotan de me tuer au moindre faux pas... Je ne voulais pas cacher cette information à Jacayl, pensant qu'elle était suffisamment digne de confiance pour que je lui en parle. Depuis, j'ai l'impression que certains ne me coïncidèrent toujours pas comme l'une des votre...

Jacayl commence calmement son repas, l’oreille dressée. Elle lance des regards par en-dessous à Nsiese, s’assurant que la lionne en fait de même ; c’est elle qui avait faim, après tout. Son amie a posé son lièvre mais ne cherche pas à le dépecer. La princesse relève le nez mouillé de sang coagulé pour fixer la fille de la brume avec souci. Elle ne se souvient pas avoir déjà manger en sa compagnie ; Nsiese sait-elle seulement par où débiter un lagopède ? Peut-être pas. Son ancien peuple lui est apparu peu enclin à la violence… mais jusqu’à quel point ? Elle y mangeait finalement de la viande. À moins que… Jacayl cligne des yeux, horrifiée.
Le cheminement ridicule de ses pensées s’arrête à la seconde où Nsiese prend la parole. Elle lui demande pourquoi. Pourquoi pas ? Elle lui a bien fait remarquer que la vie ici ne lui plaisait pas, à l’époque ! Le princesse ne s’imagine pas que l’on puisse changer si ”facilement” d’avis les concernant. Pas quand on semble épouvanté par le charnier alors que ce n’est qu’une plaine où se décomposent paisiblement des lions morts depuis un moment. Elle hausse les épaules mais ne répond pas, la laissant enchaîner.

Jacayl reprend une bouchée de chair tiède… qui manque de passer par le mauvais canal. La recrue de sang pur s'époumone derrière son antérieur gauche pour ne pas cracher des gouttes d’hémoglobine sur sa camarade ; les Cidanka ne sont sûrement pas les plus civilisés mais ils savent qu’un postillon n’est jamais bien accueilli. Chez eux, c’est même pire. On en a déjà vu se prendre des beignes pour moins ! Son corps cesse enfin de broncher lorsque le morceau de lièvre descend jusqu’à son bide soudainement trop serré. Elle songe à crier ”Il n’a pas osé !” mais ce serait idiot. Bien sûr qu’il a osé. Ksanaksan est le Consul. Ksanaksan n’a jamais essayé de dissimuler de quelle manière il règle les problèmes : il assassine. Pourquoi se priver alors qu’il a une armée de bons soldats tout à fait honorés à l’idée de mourir pour lui ?
Jacayl laisse ses paupières recouvrir le vert sombre de ses yeux. Quand il réapparaît, il est parcouru de petites veines d’argent saupoudrées de colère. Les sourcils froncés, le nez retroussé, la princesse lâche un grognement peu amène.

— Il ne t’aurait jamais laissée partir en mission s’il n’était pas sûr d’avoir en face de lui une Légionnaire, Nsiese. Ksanaksan a beaucoup de défauts mais la stupidité n’en fait pas partie. Malheureusement. Jacayl renifle avec mépris en reprenant son déjeuner. Ses billes se perdent dans le vide. Elle n’en revient pas que son père ait osé menacer l’une de ses amies. Elle se donne un moment pour peser ses mots, puis relève les yeux pour les plonger dans ceux, lavandes, de la lionne de l’Ailleurs. Père ferait tuer un traître, qui qu’il soit. Même si ça devait être moi. Les origines de la personne en face lui importe peu ; si ses ordres ne sont pas suivis, il condamne. C’est ainsi. Jacayl soupire. Elle sait désormais que ce n’est pas normal, qu’on ne peut pas simplement évincer quiconque a un avis différent du sien. En regardant Nsiese, la princesse s’interroge : ne lui a-t-on pas raconté l’histoire ? Il y avait une cinquième cohorte, avant. Je crois que le centurion ne supportait plus la guerre. Il s’est rebellé. Le consul les a tous fait exécuter par leurs propres frères.

Ce n’est pas quelque chose de glorieux, et Jacayl n’a aucun plaisir à lui relater ces horribles faits. Contrite, le regard bas, la recrue sable observe un silence. Loin de la rassurer elle-même, ses propos lui font craindre le pire. Du coup, plus pour se calmer que pour Nsiese, Jacayl s’empresse d’ajouter quelque chose d’inutile : Je m’y opposerai s’il essaie de vous faire du mal, à jour.
Mais la jeune Cidanka sait pertinemment que cela la mènera simplement à la mort, elle aussi. Ksanaksan ne connaît pas l’amnistie.

Jacayl essaya de me rassurer, bien que je pouvais voir dans ses yeux la colère, le choc. Le Grand Consul n'avait de pitié pour personne, alors qu'en face de lui se trouvaient des soldats dévoués, courageux et pour certains même, gentils et doués de compassion. Comment pouvaient-ils tous garder à leur tête un chef sans aucun coeur, sans aucune morale ?

Les Cidanka étaient ma famille, mais le Grand Consul n'était pas mon chef, et rien que pour cela, j'étais incapable de savoir si je serais un jour réellement fidèle à ce Clan. J'avais grandi dans un Désert où l'Empereur faisait loi, où les lions n'obéissaient qu'à lui, et c'est pour cela que ma mère avait décidé de partir, car elle jugeait le nouvel Empereur trop fou, trop assoiffé de sang. Quel ironie de savoir qu'elle avait sacrifié sa vie à me trouver un endroit plus clément, et qu'au final, je me retrouvais dans la même galère que durant mon enfance.

- Il y avait une cinquième cohorte, avant. Je crois que le centurion ne supportait plus la guerre. Il s’est rebellé. Le consul les a tous fait exécuter par leurs propres frères.

J'avais vaguement entendu parlé d'une rébellion, mais je n'étais jamais rentré dans les détails, ne m'intéressant que très brièvement à l'ancienne histoire des Cidanka. Le fait que Jacayl m'explique plus en profondeur la véritable histoire de cette rébellion me donna la nausée, si bien que le morceau de lièvre que je venais de croquer eu beaucoup de mal à passer. Mais je n'allais pas gâcher de la nourriture, alors, avec un effort colossal, je fini par avaler ma bouchée. Comment les Cidanka avaient-ils pu tuer leur propre famille pour le seul plaisir d'un chef incapable de voir la vérité en face ? La guerre face aux Khomba durait depuis des dizaines d'années, et personne ne devait plus réellement savoir la véritable raison qui les poussaient à s'affronter. Et pourtant, deux fois par an, les Cidanka comme les Khomba reprenaient une guerre qui, à mes yeux n'avait aucun sens.

- Tu l'aurais fais toi ? Demandais-je, mes yeux plongés dans ceux de Jacayl. Tu aurais tué les rebelles ? Ma question n'était en aucun cas un jugement. Je te demande ça car... Togotan m'a dit qu'il m'aurait tué si jamais... J'aurais essayé de m'enfuir.

Le pensait-il vraiment ? Je l'ignorais, mais intérieurement, je craignais la réponse. Togotan était un lion si doux, si gentil, j'avais beaucoup de mal à croire qu'il pourrait tuer l'un des siens, mais le mâle était endoctriné jusqu'aux griffes, et un ordre du Grand Consul, personne ne s'y opposait...

- Je m’y opposerai s’il essaie de vous faire du mal, à jour. Ajouta la femelle. Un sourire touché se dessina sur mon visage, mais au fond de moi, je priais pour que Jacayl ne fasse pas ce qu'elle venait de dire. Je n'avais pas envie qu'un de mes amis se mette en danger pour s'opposer à un fou. Ma mère l'avait comprit lorsqu'elle a quitté notre clan avec moi, s'opposer à un chef assoiffé de sang n'apporte que la mort, la désolation. La 5ème cohorte avait dû le comprendre aussi, juste avant qu'ils ne meurent tous...

Jacayl ne relève pas les yeux. Elle n’a pas encore le courage d’affronter l’indignation qui rôde sûrement dans les belles prunelles lavandes de son amie. Elle a en mémoire le souvenir de leur première vraie conversation où Nsiese avait été indignée par leur Charnier. Elle sait que beaucoup de leurs us la choquent. En fait… Avec le recul, Jacayl n’est plus tout à fait sûre de savoir si ses propres coutumes lui conviennent. Ses paupières se ferment brièvement, ses lèvres s’ouvrent à peine pour laisser fuir un soupir désœuvré.
La douleur de la fissure qui la creuse un peu plus chaque jour devient plus pesante au fil du temps qui passe. Elle aimerait qu’on réaffirme que sa vie ne se résume pas qu’à des mensonges ; Jacayl voudrait qu’on lui accordât une seconde pour la rassurer sur le bien-fondé de ce qu’ils font.

De la guerre qu’ils mènent ;
Des innocents qu’ils y balancent à grands coups de paroles peu amènes.

Sauf que le seul qui a ce pouvoir — celui de lui rendre sa foi aveugle — se fout éperdument de s’occuper d’elle. Son père n’a pas conscience de ce qui s’opère en sa fille… Sauf qu’un jour, Jacayl pourrait bien devenir sa pire ennemie ; plus encore qu’Inqaku la Dame Noble auquel il a promis le baiser de la mort.
Nsiese pose des questions qui l’abîment, qui la blessent plus profondément. Jacayl sent la fine balafre sur son cœur s’élargir jusqu’à devenir une crevasse. Bientôt, il ne sera plus possible de réunir les deux morceaux ; ce jour-là, l’enfant pourrait ne plus être réellement une Cidanka.

Elle relève calmement les yeux. La lumière qui danse est paisible, résignée, comme celle d’une étoile minuscule qui a accepté de se décrocher prochainement du velours noir qu’est la nuit. Ses lèvres se parent d’un sourire pâle, un peu absent. Oui. Je l’aurais fait. Son aveu murmuré résonne dans l’air qui les sépare. Jacayl se garde d’ajouter le Avant qui lui brûle les lèvres. Le dire à voix haute est une trop grande trahison déjà, à son goût. On l’aurait tous fait. C’est tuer ou mourir, Nsiese. Ne l’oublie pas, jamais. Un lion, ici, ne fera jamais la différence. Personne n’osera se soulever parce qu’il n’y aura jamais un deuxième fou pour l’aider. Même si quelqu’un à Cidanka avait une autre façon de penser, il serait simplement abattu pour ce qu’il a osé exprimer.

Oui, sa famille est sans doute un ramassis d’ordures qui ne pensent qu’à survivre mais ils n’ont connu que ça. Comment changer quelque chose qui est si viscéralement ancré ?

Tuer ou se faire tuer... Cela ne me plaisait pas. L'idée même de tuer un autre lion me répugnait. Décidément, il y'avait beaucoup de choses auxquelles je n'arrivais pas à m'adapter au sein de Cidanka, et pourtant, je n'avais pas envie de partir, et j'essayais de me faire ma petite place parmi ces lions qui vivaient dans un autre monde. Jacayl venait elle même de m'avouer qu'elle aurait participer à la tuerie de la 5ème cohorte. Pourtant, j'avais du mal à imaginer mon amie se battre avec ses propres frères d'arme.

Tout ceci était bien trop compliqué pour moi. Je restais donc silencieuse un moment, réfléchissant aux paroles de la fille du Grand Consul. N'y avait-il vraiment aucun moyen d'ouvrir les yeux aux Cidanka ? La guerre, les meurtres étaient-ils vraiment la seule solution ? A mes yeux non. Mais aux yeux de tous ces lions, si...

Et pourtant, malgré mes réticences, Jacayl avait vu juste, avec la tuerie de la 5ème Cohorte, plus aucun lion, à moins d'un fou, n'oserait se soulever face à Ksan. Je m'en souviendrais, avais-je répondu avec une pointe de dégoût dans la voix.

Je terminais mon lièvre à contre-coeur, cette discussion m'ayant coupé l'appétit. Les Cidanka étaient ma nouvelle famille, je devais m'adapter à leur point de vue, mais comment faire, lorsque tout ce qu'ils m’apprenaient ne me convenait pas ? Serais-je réellement capable de tuer un Khomba lorsque la guerre arriverait, alors qu'à mes yeux, ils n'avaient rien qui justifieraient un tel acte ?

- Tu sais... Lorsque je suis arrivé, je me tut un instant, hésitant à révéler la vérité à Jacayl. Je pris une bouffée d'air avant de continuer. J'ai parlé à deux Khomba, deux femelles. Je leur ai dis que les Cidanka enrôlaient des étrangers.

Je savais, ou du moins, j'étais pratiquement certaine que Jacayl prendrait mal cette nouvelle. Peut-être même qu'elle irait parler à son père pour lui parler de ma traîtrise, mais je continuais quand même à parler. Je ne sais pas pourquoi je leur ai dis, j'étais désespérée, sans doutes...

Le sol me sembla tout à coup très intéressant. A cet instant, je regrettais d'avoir parlé, et pourtant, je me sentais en même temps plus légère. Comment allait réagir Jacayl ? J'allais rapidement le savoir...

Son dégoût est compréhensible. Jacayl ne la blâme pas pour ça. Elle ne peut plus. Elle-même peine énormément à comprendre ce qui peut justifier de pareilles mesures. Avant, il y avait une logique là-dedans. Avant, la princesse arrivait à ne pas se sentir concernée par le sort de ses congénères. Avant.
Puis, Nsiese est arrivée. Nsiese a donné un grand coup de pied à ses croyances. Nsiese qui lui a permis de croire à de nouvelles choses — quoi qu’il lui semble souvent débile de s’en réjouir.

Quand Nsiese reprend la parole, il y a quelque chose dans sa voix qui force Jacayl à la regarder. Les aveux glissent sur sa peau comme une chape d’huile. L’effroi la prend aux tripes. La princesse écarquille les yeux, horrifiée. Trahison raisonne dans son crâne. Nsiese a parlé à l’ennemi. Son sang se fige dans ses veines, son cœur loupe mille coups. Finalement, au bout de longues minutes de souffrance, la lionne couleur sable expire profondément pour se reprendre. Elle se lève, s’approche, effleure les lèvres de son amie avec sa paume en murmurant un “chut” à peine audible. Sans plus de cérémonie, Jacayl abandonne leurs repas pour entraîner l’enrôlée à l’écart. Leurs pas les éloignent de plus en plus de la caserne. La princesse ne consent à s’immobiliser qu’une fois sûre que leurs messes basses sont absolument hors de portée. D’accord, susurre la Cidanka d’une voix indulgente. Ce n’est pas grave, Nsiese. Beaucoup d’enrôlés ont sûrement essayé. Je ne serais pas surprise d’apprendre que les Khomba savaient déjà ou avaient des suspicions sur le sujet. Il suffit de vous regarder pour comprendre que vous n’êtes pas nés ici. Pas besoin d’être un génie pour deviner ce qu’il en est. Tu vas me répéter tout ce que tu as raconté. Et à qui, surtout. Je vais devoir nous préparer une défense imparable. Il y a des chances pour que l’un de ces foutus Barbouzes vous aient entendues ou vues. Ils sont tout le temps en train de fouiner à la rive ! C’est infernal. Jacayl chasse les Barbouzes d’un mouvement dédaigneux de la paume, le nez plissé dans une mimique ouvertement belliqueuse. La jeune lionne commence à réfléchir. Il leur faut quelque chose de crédible. Si quelqu’un y fait allusion, réponds « j’avais des ordres » en précisant qu’ils venaient de moi. Je me chargerai de me justifier. Je dirai que j’ai jugé opportun de donner une petite information aux Khomba tout en plaçant un « pion » qu’ils pourraient prendre en sympathie dans la partie. Que cela nous donnerait une chance d’infiltrer les Khomba d’une manière ou d’une autre. D’accord ? On sent clairement une profonde tension mâtinée d’affection dans sa voix. Il n’est plus question pour elle de loyauté à son clan mais à ses amis. Nsiese est son amie.

Alors que je m'attendais à voir dans le regard de Jacayl du dégout, du méprit, ou toute autre émotion négative à mon égare, elle n'en fit rien, bien au contraire. Jacayl nous isole, un regard compréhensif s'affichant dans ses yeux. Je ne comprends pas, mais je suis soulagée. Savoir que Jacayl ne m'en veux pas me retire un poids énorme sur le coeur. Mais ce qui me surprend le plus est la suite de son petit monologue.

- Si quelqu’un y fait allusion, réponds « j’avais des ordres » en précisant qu’ils venaient de moi.

Elle voulait porter ce fardeau avec moi ? Ma bouche resta béante devant ce geste d'amitié qui m'alla droit au coeur. Moi qui avait toujours pensé que Jacayl n'hésiterait pas à balancer un traître du clan, elle venait de me prouver tout le contraire. Elle venait de me prouver qu'à ses yeux, le mot famille avait un véritable sens. Grâce à Jacayl, je retrouvais foi en Cidanka.

Si j'avais des doutes concernant les lions à qui je pouvais faire confiance, je savais à présent que Jacayl n'était pas de ceux qui trahiraient ceux qui comptaient réellement à ses yeux, et j'étais fière, heureuse de voir que je faisais parti de ces quelques privilégiés. Si je n'avais pas osé en parlé à Nahama de peur qu'elle le prenne mal, je ne regrettais nullement mon choix d'en avoir parlé à Jacayl.

- Merci... Merci Jacayl. Avais-je dis d'une voix émue, mes yeux devenant vitreux. Je dû redoubler d'efforts pour empêcher les larmes de couler. Depuis mes six mois ici, j'avais toujours eu peur que tout tourne mal, mais aujourd'hui, je retrouvais enfin l'espoir que j'avais perdu.

- Je... Je suis désolée que tu sois obligée de porter ce fardeau avec moi. Avais-je ensuite ajouté. Mais saches que si tu as besoin de quoique ce soit, n'importe quand, je serais là pour toi. Je ne pouvais être plus sincère qu'à ce moment précis. Jacayl était la première lionne que je considérais réellement comme étant de ma famille depuis que j'étais arrivée ici, et je serais toujours là pour les membres de ma famille.

- Je suis désolée d'avoir trahi Cidanka. Avais-je conclut. Mais surtout, de t'avoir trahi durant plusieurs mois en te cachant la vérité, avais-je pensé. Je ne leur ai pas dis grand chose, simplement que les Cidanka enrôlaient de force des étrangers, mais également que je voulais rentrer chez moi, auprès de mon clan... Ces derniers mots firent battre mon coeur, mais la gène que je pouvais ressentir était bien présente. Je devais sûrement faire pitié à entendre. J'avais cette sensation de n'être qu'un lionceau arraché aux pattes de sa mère, et réclamant sans cesse de la retrouver...

Jacayl sent ses lèvres se fendre d’un sourire chafouin pendant que le visage de Nsiese se décompose de surprise. Son air sidéré est hilarant. La princesse laisse échapper un rire nasal à peine audible en haussant un sourcil, quelque chose de coquin dans son expression. Son cœur cogne comme un fou sous ses côtes ; il y a un mélange de plaisir & de fierté qui coule dans ses veines. Faire des plans sur la comète avec ses amis a ce je-ne-sais-quoi de plus excitant que les cours de stratégie militaire.

Nsiese balbutie des remerciements inutiles. La jeune fille remarque sans trop oser y croire que ses yeux se sont teintés d’un truc bizarre ; pas encore familière avec les sentiments, Jacayl a besoin d’une minute ou deux pour comprendre que ce sont des larmes refoulées. Et ça vaut le détour. Pleine d’une compassion à deux balles, la Cidanka caresse timidement la joue de la lionne du bout de sa paume comme pour essuyer des sanglots invisibles. Ses lèvres articulent un « chuut, ça ira » tout bas. Ses explications lui brisent le cœur & le jeu disparaît de son minois d’ange. Jacayl soupire doucement, gardant la patte posée contre la mâchoire de la Toubib. Ce n’est pas un fardeau pour moi. Ça fait parti de ces belles choses dont tu m’as parlé. Tu sais, celles de l’Ailleurs. Je suis contente d’avoir ouvert les yeux pour regarder le monde avec les tiens. Ton univers est mille fois plus beau que celui dans lequel j’ai grandi, crois-moi.

Un sourire infiniment compréhensif illumine ses prunelles de ces émotions de plus en plus récurrentes. Oh oui, Jacayl n’est plus la même. Tu n’as rien à te reprocher. C’est Cidanka qui t’a trahi en t’arrachant à ta famille. Personne ne devrait connaître pareille solitude, surtout pour être jeté dans une guerre qui ne vous concerne pas. Si c’était en mon pouvoir je vous rendrais votre liberté & je prendrais au passage la mienne. La princesse s’est penchée pour lui murmurer ces mots très près de l’oreille pour s’assurer de ne pas être entendue de qui que ce soit. Cache-le-bien, d’accord ? C’est notre secret. Pour le moment. C’est important pour notre survie. La jeune fille lui coule un regard intense, brûlant de ce besoin de révolutionner les choses.
Mais l’esprit des rebelles est condamné à être remodelé tôt ou tard pour revenir au moule qui l’a créé.
Ou alors il meurt.